Lors de la réunion de son Praesidium les 28 et 29 avril à Bruxelles, le Copa a accueilli Mariia Didukh, directrice du Forum agraire national ukrainien (UNAF), qui avait déjà délivré un témoignage très poignant lors l’assemblée générale de la Fédération Wallonne de l’Agriculture. L’objectif de cette réunion présentielle était un échange de vues avec les membres du COPA sur la situation agroalimentaire ukrainienne. Dans sa présentation, Mariia Didukh a fourni un éclairage de terrain particulièrement direct et poignant de la situation dramatique vécue tant par la population que par les agriculteurs ukrainiens.

José Renard

Mariia Didukh a commencé par rappeler qu'avant la guerre, l'Ukraine fournissait un volume de produits alimentaires, correspondant à la consommation de plus de 400 millions de personnes dans le monde. L’Ukraine est un important acteur du commerce mondial essentiellement de blé, orge, maïs, tournesol et huile de tournesol. Par ailleurs, l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et l’Asie sont hautement dépendants de l’approvisionnement importé d’Ukraine. Cette situation ne peut être méconnue par ceux, vice-président exécutif de la Commission européenne, Timmermans en tête, qui continuent à communiquer sur l’absence de risque de crise alimentaire mondiale majeure.

Avant la guerre, l’Ukraine exportait chaque mois à partir de ses ports de mer 5 à 6 millions de tonnes de céréales et 500 à 700 000 tonnes d’huile de tournesol. Aujourd’hui, ce commerce est complètement à l’arrêt et plusieurs millions de tonnes de marchandise sont immobilisées dans les installations portuaires. La marine russe bloque les ports et attaque les bateaux commerciaux, des mines entravent les passages maritimes. Les ports de la Mer Noire (sur le Danube) et de la Baltique vers lesquels certains flux commerciaux pourraient être redirigés offrent des capacités de stockage restreintes. Les voies terrestres d’exportation restent fort limitées: peu de voies routières adaptées et le transport ferroviaire se heurte à l’obstacle des largeurs d’essieux différente avec les pays voisins. 

Sans compter le pillage de certains stocks pratiqué par des soldats russes, l’équation à plusieurs inconnues s’avère très difficile à résoudre. Il existe effectivement des quantités importantes en stock en Ukraine mais qui, physiquement, ne peuvent être exportées. Or, sans commerce, pas de rentrées financières, ce qui viendra hypothéquer les futures récoltes pour lesquelles les capacités de stockage vont aussi manquer.

Pour les semis de printemps 2022, environ 70% des surfaces pourraient être emblavées, quelques fois dans des conditions périlleuses: présences d’obus dans les champs, terrains minés. Le manque d’intrants (surtout de carburants et de semences ainsi que de moyens financiers) se fait nettement ressentir. Le secteur de l’élevage est aussi profondément touché, spécialement par les destructions d’installations, conséquences de tirs d’artillerie et de bombardements, entraînant une importante mortalité des animaux.

L’émotion s’est emparée de l’assemblée quand Mariia Didukh évoquant le tir de missiles sur Kiev pendant la visite du Secrétaire général de l’ONU, s’est demandée si elle pourrait rentrer chez elle, d’où le titre de cet édito. Pour rappel l’ONU est la plus grande organisation internationale chargée de veiller à la paix dans le monde et c’est son plus haut responsable qui était en visite à Kiev.

L’intervention de Maximo Torero, économiste en chef de la FAO a également marqué les travaux de la réunion du Copa. L'économiste a montré de façon documentée l'importante augmentation des prix des intrants (énergie, engrais) et des denrées alimentaires, soulignant que les effets se feront surtout sentir lors de la prochaine campagne. Il a particulièrement bien illustré la dépendance à l’égard des importations d’énergie, d’engrais et d’aliments des animaux. Il a également souligné que l’approvisionnement alimentaire de certains pays notamment d’Afrique du Nord et subsaharienne est très fortement dépendant des importations en provenance d’Ukraine. M. Torero a également confirmé que l'Europe n'a pas à craindre de pénurie alimentaire. Toutefois, il y aura très certainement un problème d'accessibilité pour les citoyens européens défavorisés en raison de la hausse des prix.

La disponibilité en engrais pour assurer le niveau de production lors de la prochaine récolte 2022-2023 constitue une inquiétude majeure pour Monsieur Torero. Pour sécuriser cette récolte, il faut s’assurer maintenant de la disponibilité des engrais. Il est nécessaire d’identifier les sources alternatives possibles, de travailler à l’amélioration de l’efficacité des engrais, encourager recherche et innovation et mieux utiliser les effluents d’élevage.

Pour la FAO, les risques découlant de la situation actuelle d’explosion des prix alimentaires suivant de près la hausse des prix des intrants agricoles peuvent se regrouper selon trois axes. En premier lieu, se trouvent les risques humanitaires: l’approvisionnement alimentaire ainsi que les migrations et l’augmentation du nombre de personnes déplacées. Ensuite viennent les risques pour le système agricole et alimentaire: disponibilité en intrants (engrais, semences, produits phytos et aliments du bétail), questions commerciales, logistiques et d’infrastructure, impacts sur la production globale (effets sur les rendements, volumes disponibles à l’exportation). Enfin dans le troisième groupe de risques, on va retrouver des questions plus transversales comme l’énergie, la dette, les effets sur la croissance, les taux de change, voire la contamination nucléaire.

L’indice des prix alimentaires de la FAO a connu ces dernières semaines une croissance particulièrement élevée. Il faut cependant noter que la croissance du prix des intrants dans le monde est nettement plus forte que celle des prix alimentaires. Ce qui génère des craintes pour le volume global des prochaines récoltes. Une diminution de 30% du volume de céréales sur le marché mondiale ne peut être exclue. Pour le tournesol, cette diminution pourrait constituer une véritable chute de 60%. Les propos de Monsieur Torero rejoignent ceux d'António Guterres, Secrétaire général de l’ONU qui prédit "un ouragan de famine" à l'échelle mondiale et à ceux du FMI qui craint des "émeutes de la faim" sur le continent africain.

Ces deux interventions mériteraient d’être diffusées plus largement au moment où se diffusent largement sur les réseaux sociaux des déclarations niant les risques d’insécurité alimentaire mondiale, et basées davantage sur l’approche idéologique que sur des faits scientifiquement fondés.  

Plus que jamais, nos agriculteurs doivent être soutenus dans leur recherche de la double performance d’assurer l’approvisionnement alimentaire mondial tout en progressant vers toujours plus de durabilité. C’est à cela qu’à la FWA, nous travaillons tous les jours notamment avec nos collègues du Copa. Il est tout à fait contreproductif d’opposer agriculture et environnement, les agriculteurs sauront produire mieux et durablement. Et comme le soulignait notre Présidente lors de l’Assemblée générale de la FWA, l'Europe ne peut pas donner l’image d’être égoïste et repliée sur elle-même. Et nos dirigeants doivent aussi oser dire que c’est avant la crise de la Covid et l’invasion de l’Ukraine qu’ont été établis le Pacte vert européen et les stratégies qui en découlent en vue de rendre le système alimentaire européen plus durable grâce à une série d’objectifs stricts. Dès lors, la question de la nécessité de réviser ces objectifs et le calendrier de leur mise en œuvre doit être posée.

Poser la question, c’est y répondre!