La manifestation du 23 mars 1971, tous ceux qui l’ont vécue en direct, ou au travers des actualités, s’en souviennent. Jamais on n’avait vu une action d’une telle ampleur dans le secteur agricole : 100.000 manifestants, venant des 6 pays qui composaient alors l’Europe, déferlant sur Bruxelles, c’est une image qui a marqué les esprits. Le décès d’Adelin Porignaux, des blessés, de nombreux dégâts…et une colère légitime des agriculteurs face au plan Mansholt, qui sous le couvert d’améliorer le niveau de vie des paysans européens, annonce froidement la nécessité de diminuer leur nombre de moitié. Nous avons interviewé des témoins de cette inoubliable journée du 23 mars…

 

Fernand et Anne-Marie Tasiaux – Pailhe (Clavier)

 

Fernand Tasiaux  « Je venais de terminer mon service militaire, et comme la plupart des agriculteurs, il me semblait évident de participer à la   manifestation, raconte Fernand. La mobilisation était énorme : chaque section locale a affrété des cars, et nous sommes montés sur   Bruxelles, déterminés.

 C’était très mal vu de ne pas y aller ! Il y avait un mot d’ordre « personne dans les champs », et lorsque les cars passaient à proximité   d’un agriculteur qui travaillait, les cars s’arrêtaient pour forcer manu militari le collègue à cesser son travail. On a vu plus d’une benne   retournée ce jour-là ! On peut dire que pratiquement tout qui avait un lien avec le métier était partant.

 Arrivés à Bruxelles, l’attente a été très longue… On a beaucoup patienté une fois sur place car un défilé de 100.000 personnes, ça met   du temps à se mettre en route. C’était évidemment très impressionnant, même si nous n’avions aucune idée des chiffres sur place.   Lorsque vous êtes au milieu d’une telle foule, c’est difficile d’en évaluer l’importance. Nous étions aussi très soucieux de ne pas perdre le groupe : il fallait rester groupés pour être sûrs de retrouver le car à la fin de la journée.

Pendant le défilé, nous avons senti monter la nervosité : certains manifestants arrachaient des pavés, les lançaient…. Il y a eu des pillages de magasins… Ce n’est évidemment pas la meilleure des images…mais la colère était énorme !

Il faut aussi se souvenir qu’à l’époque, nous n’avions aucune information sur ce qui était en train de se passer. On était loin de l’époque où on reçoit 10 notifications dès qu’une info arrive ! pas de radio portable, rien. C’est au retour, lorsqu’on s’est arrêté dans un café à Eghezée pour regardPorigneaux Adeliner les infos du soir qu’on a vraiment mesuré l’ampleur de l’évènement. Voir ces images, c’était un choc.

Sur place, nous avions bien sûr vu les charges des forces de l’ordre, les grenades lacrymogènes …  mais nous avons été consternés de découvrir aux infos du soir la très triste nouvelle du décès d’Adelin Porignaux, le décompte des blessés…

Cette manifestation était le point d’orgue d’une série d’actions plus locales, où la mobilisation était déjà impressionnante. Après Bruxelles, le décès de Monsieur Porignaux a largement rassemblé la communauté agricole dans un esprit de solidarité. Les funérailles ont rassemblé une foule énorme, et des collectes ont eu lieu dans le secteur agricole pour aider les familles des blessés ».

 

 

Anne-Marie Tasiaux  Anne-Marie, l’épouse de Fernand (et notre présidente honoraire de l’UAW), toute jeune impliquée dans le   mouvement JAP, avait reçu l’interdiction formelle de ses parents de se rendre à Bruxelles. Son papa, lui, était   présent, mais avait formellement interdit à sa fille de le   suivre, jugeant cela trop dangereux. Une grosse frustration   pour Anne-Marie, dont on connaît l’implication syndicale. Elle se souvient avoir   ensuite participé à diverses   manifestations plus locales.

  « Je me souviens notamment d’une manifestation à Bastogne, où la situation avait   dégénéré car un camion de margarine était arrivé en   plein milieu du cortège, ce qui avait passablement énervé les manifestants. Au retour de   ces manifestations, nos parents se téléphonaient,   inquiets de savoir si on avait des nouvelles de nous, car après les événements de   Bruxelles,forcément, il y avait de sérieuses angoisses   dans les familles ! Organiser des manifs après, c’est d’ailleurs devenu très compliqué,   car les forces de l’ordre étaient sur les dents… Ils   avaient évidemment peur des débordements, et il a fallu longtemps pour qu’on puisse   réorganiser des actions dans un contexte plus   serein. »

 

 

Louis Mathy (président honoraire AAB) – agriculteur à St-Georges-sur-Meuse

 

Louis Mathy  « Cette manifestation de 1971 me laisse un souvenir très contrasté. D’un côté, évidemment, cette colère du monde agricole était très l   légitime. Les objectifs du plan Mansholt, la volonté de réduire la population agricole de moitié, c’était une annonce très cruelle, inacceptable     pour les agriculteurs.

 La mobilisation était énorme, nous étions très nombreux à Bruxelles…

 Comme la plupart, je suis parti avec le car de ma région. Durant le défilé, certains esprits se sont échauffés, et des individus ont laissé   déborder leur colère en commettant des actes qui sont, à mon sens, difficilement acceptables. Je regrette vraiment ces débordements, car   ils ont noirci durablement l’image des agriculteurs auprès de la population et c’est très dommage, car la grande majorité d’entre-nous était   montée à la capitale avec la volonté de manifester fermement, oui, mais dans le respect des biens et des personnes.

 

Je dois avouer qu’autant j’étais fier de la large mobilisation du secteur, autant la vue des comportements déplacés de certains m’a laissé un goût amer. Le décès de Monsieur Porignaux, les blessés, les dégâts matériels…. Ce sont des choses très graves qui ont entaché notre image et notre combat. Lorsque j’étais président, nous avons ensuite organisé d’autres manifestations en front vert, qui se sont déroulées plus calmement, et c’est heureux. Après ces événements de Bruxelles, en effet, nos mouvements ont tous eu à cœur de donner un mot d’ordre clair de calme et de respect. Et cela ne nous a pas empêchés pas de porter nos messages de façon déterminée ! »