Ramener l’autonomie alimentaire au centre du débat tout en restant attentif à la préservation des ressources: les quatre participants à la table ronde étaient unanimes sur ce point. Avec toutefois des sensibilités tout en nuance…

Bernard Kersten

 

tableronde

 

Quelles sont (ou seront) les conséquences de la guerre en Ukraine pour notre agriculture et notre souveraineté alimentaire? Pour débattre de cette vaste question, quatre intervenants se sont partagés le micro au cours d’une table ronde durant laquelle plusieurs aspects ont été successivement abordés. Il s’agissait de Joao Pacheco, expert à Farm Europe et ex directeur général adjoint de la DG Agri, Olivier Sitar, chef d’unité «gouvernance des marchés alimentaires» à la direction générale de l’agriculture de la Commission Européenne et des ministres Willy Borsus et David Clarinval qu’il n’est plus besoin de vous présenter.

 

Le conflit et ses conséquences sur l’agriculture doivent-ils mener à une adaptation de la PAC et du Green deal?»

 

Willy Borsus
Willy BorsusMinistre régional wallon de l’Agriculture

Willy Borsus a d’emblée rappelé que la Pac, dans ses objectifs initiaux, avait ciblé la souveraineté alimentaire, le revenu des agriculteurs et l’accès à l’alimentation à des prix raisonnables pour les citoyens européens. Un autre volet s’est très légitimement ajouté au fil du temps, celui de l’environnement et de la préservation des ressources. Le temps passant, nombreux sont ceux qui pensaient que l’autonomie alimentaire était un acquis. Le covid tout d’abord mais surtout la guerre en Ukraine, ont toutefois ont toutefois ramené la sécurité alimentaire et la capacité de l’Europe à produire elle-même une partie importante de ses besoins au premier plan des préoccupations.

Le positionnement du curseur «production alimentaire» doit être réévalué. Sachant qu’avec le green deal, certaines études évoquent des diminutions de 10 à 15% de la production, voire davantage, que les orientations de la Pac nous amènent à produire moins mérite à tout le moins un réexamen. Sans pour autant galvauder le futur pour tout donner à l’immédiateté.

 

Joao Pacheco dit souscrire aux propos de notre ministre régional tout en rappelant que si la Pac a vocation de fournir une alimentation de qualité à des prix raisonnable aux citoyens européens, l’agriculture européenne a également le devoir de pourvoir aux besoins alimentaires mondiaux. Comme toute politique, la Pac doit s’adapter à la situation du moment. Face aux besoins alimentaires d’une part et à la pression sociétale en termes environnementaux d’autre part, le défi de la Pac est que l’ensemble de ses objectifs évoqués plus haut puissent être rencontrés simultanément. Et c’est là que la Pac peut évoluer en mettant l’accent sur l’innovation pour assurer une croissance de la production de manière soutenable.

 

Olivier Sitar
Olivier Sitar - chef d’unité « Gouvernance des marchés alimentaires », directeur général – Commission européenne

Pour Olivier Sitar, la Pac a toujours fait preuve d’adaptabilité. Dans l’immédiat, il n’y a pas de danger pour notre sécurité alimentaire (peut-être grâce à la Pac). Le grand danger à moyen et long terme, c’est le changement climatique. La Commission est donc d’avis qu’il faut faire la distinction entre l’immédiat et le long terme. L’immédiat, c’est par exemple l’aide au stockage privé. Mais à long terme, il ne faut pas oublier le grand défi du futur qu’est le changement climatique qui concerne l’agriculture au plus haut point. Il faut donc faire deux choses en même temps: être à la fois très attentifs aux besoins qu’engendre la situation actuelle tout en veillant à ce que l’agriculture du futur préserve les ressources naturelles. La Commission a d’ailleurs invité les Etats Membres à revoir leurs plans stratégiques en se focalisant sur la résilience de l’agriculture.

 

En ce qui concerne le Green deal, si Monsieur Pacheco estime que les objectifs de protection environnementale sont louables, toute la question est cependant pour lui de savoir comment atteindre ces objectifs. Il considère que la proposition de la Commission témoigne d’une approche aveugle. Toutes les études démontrent que la réduction très rapide de l’utilisation des engrais et des produits de protection des plantes, l’augmentation des surfaces non utilisées à des fins agricoles et les ambitions très élevées pour le bio aboutiraient à une contraction importante de la production agricole et du revenu des agriculteurs. Si l’on veut atteindre les objectifs, il faut une révision profonde du Green Deal et miser sur une autre approche. Une approche qui va soutenir les agriculteurs dans les investissements leur permettant de produire davantage avec moins de ressources. En d’autres mots, une «augmentation soutenable de la productivité».

 

Et à propos du Green deal, Willy Borsus précise qu’il faut continuer à s’inscrire à fond dans ces objectifs globaux, que ce soit en matière environnementale ou climatique. En ajoutant qu’il est cependant évident que certaines mesures doivent être réanalysées quant à leur impact concret en termes de production et de revenu, à l’existence d’alternatives ou encore au timing de leur mise en œuvre.

 

Monsieur Borsus, doit-on dans la foulée, réexaminer aussi les plans stratégiques à la lumière de cette nouvelle crise? Comment le Plan de relance peut-il renforcer la production de valeur ajoutée dans les filières wallonnes? Peut-il participer à une réponse à cette nouvelle crise, causée par la guerre en Ukraine?

 

Le plan stratégique est actuellement à l’examen à la Commission. Les autorités wallonnes ont tenté de trouver le juste équilibre entre les éléments davantage liés à la production et ceux liés à la résilience. Le soutien couplé à la production de protéagineux, par exemple, témoigne de la volonté de développer des alternatives de productions de proximité.

 

Pour ce qui est du plan de relance, sur base de l’état des lieux de différentes filières et des marges de progrès identifiées, des mesures concrètes ont été prises, allant du soutien logistique à la valorisation des fruits et légumes à l’accompagnement de la filière ovine, en passant par l’insémination artificielle porcine, etc. Un deuxième volet est cependant tout aussi important, c’est celui de la recherche. Dans quelle mesure telle ou telle filière, tant dans le secteur végétal qu’animal, peut-elle être développée chez nous? Quels sont les obstacles et les solutions techniques à mettre en place pour les contourner? La recherche doit également acquérir l’expertise pratique permettant d’accompagner les producteurs dans le lancement de ces alternatives. Sans oublier la valorisation de nos produits, qui passe par leur promotion mais aussi leur transformation locale qui leur apporte une plus-value.

 

Monsieur Clarinval, vous venez, avec le Gouvernement fédéral, de lancer une task force qui se réunira sur base régulière pour relever les difficultés conséquences du conflit, pour nos filières, et chercher des solutions à apporter à celles-ci. Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de la première réunion?»

 

Clarinval
David Clarinval, Ministre fédéral de l’Agriculture

La mise sur pied de la task force tient au fait que cette crise est très difficile à appréhender: augmentation du prix des intrants, pénuries, volatilité des prix de marché… La task force permet de réunir toutes les parties prenantes (dons les organisations agricoles) pour faire remonter les informations et avoir ainsi une vue d’ensemble des problèmes rencontrés depuis la production jusqu’à la distribution. L’objectif est de mettre en place très rapidement des solutions pragmatiques. La première d’entre elles en constitue un bel exemple. A savoir la possibilité de déroger aux obligations d’adapter immédiatement l’étiquetage lorsque, faute d’huile de tournesol, il a fallu dans l’urgence la remplacer par exemple par de l’huile de colza.

 

La hausse du prix des engrais (+500%) est une préoccupation majeure pour les agriculteurs. Comment limiter cette inflation et garantir l’approvisionnement en engrais pour les mois et années à venir?

 

Pour ce qui est des engrais, la suppression de la taxe antidumping, demandée par la FWA, est à l’étude au niveau européen. Au niveau fédéral, la Belgique soutient l’initiative hollandaise de pouvoir utiliser davantage les engrais organiques comme alternative aux fertilisants de synthèse. S’y ajoutent les mesures de soutien aux produits énergétiques.

 

En plus de la loi sur les pratiques commerciales déloyales, la déclaration gouvernementale prévoyait la mise en place d’une loi sur les prix agricoles. M. Clarinval, où en ce projet de loi?

 

En 2021, la transposition en droit belge de la directive UTP a offert des mécanismes qui permettent aux acteurs faibles de la chaine -ce que sont souvent les agriculteurs- de mieux se défendre face aux acteurs forts (industrie agro-alimentaire, grande distribution…). Quant au souhait de mettre en place la loi sur la chaine agro-alimentaire, j’ai demandé à l’Observatoire des prix une étude sur les marges mais aussi sur l’impact des crises sur ces marges. En espérant que chacun aura sur cette question une attitude ouverte…

 

L’augmentation des coûts chez tous les opérateurs des filières alimentaires cause, in fine, une hausse des prix pour les familles, dont beaucoup sont déjà fragilisées par l’inflation. Comment assurer une répartition correcte de l’effort sur l’ensemble des opérateurs, sans mettre aucun d’entre eux en péril?

 

Pour David Clarinval, c’est au niveau des Régions que se situent les principaux leviers pour aider le secteur agricole mais le fédéral peut néanmoins prendre des mesures. La suppression de la cotisation au fonds de la santé pour le secteur porc en 2021 et 2022 en constitue une illustration.

 

Willy Borsus précise que suite à la crise actuelle, la Commission a pris un certain nombre de mesures dont la possibilité d’élargir certaines aides. A cette fin, elle a non seulement mis à disposition des montants mais aussi autorisé les Etats ou les régions à majorer ces montants de 200%. Pour la Wallonie, cela représente un montant de 3.460.000 €, pouvant être majoré de 200%. Cette décision est récente et il faut encore maintenant décider à quels secteurs seront prioritairement destinées ces aides. Aux yeux de M. Borsus, le secteur du porc, successivement impacté par la PPA, le Covid et maintenant les conséquences de la guerre en Ukraine fait certainement partie de ceux qui doivent être prioritairement soutenu. Tout ce qui peut alléger le coût du poste énergie fait également l’objet d’une mobilisation de la Région. Et d’évoquer les unités de biométhanisation et la production d’énergie renouvelable, singulièrement au départ de panneaux photovoltaïques placés en toiture.

 

A son tour, Olivier Sitar a évoqué les aides directes décidées voici quelques semaines mais aussi la possibilité de payer des avances. Pour lui, le marché va aussi apporter sa magie (sic) comme le montre l’évolution du cours des céréales. Pour les entreprises grandes consommatrices d’énergie, tels les producteurs d’engrais azotés, les aides d’état seront autorisées. Il faut également être très attentif à l’inflation qui est préoccupante, en ce compris pour les denrées alimentaires qui doivent rester abordables pour le consommateur. Peut-être des politiques d’aide sociale permettraient-elles d’absorber les chocs pour les plus vulnérables. Et la Commission dispose d’outils pour accompagner les Etats membres.

 

Le secteur porcin subit crise particulièrement longue et lourde, encore renforcée par la hausse importante du prix des aliments composés. Quelles mesures envisagez-vous pour préserver cette spéculation qui risque de disparaître de notre région?

 

Olivier Sitar rappelle que l’UE a récemment adopté 2 mesures: d’une part l’aide au stockage privé (800 tonnes en Belgique) et d’autre part les aides directes évoquées plus haut. A côté de ces mesures concrètes, il faut également évoquer la création d’un groupe de réflexion sur le secteur porcin pour tenter d’éviter les dérapages qu’on a parfois connu par le passé.

David Clarinval, quant à lui, insiste sur le fait qu’avec la plupart des pays qui avaient fermé leurs frontières aux porcs belges suite à la PPA, l’Afsca a obtenu la reprise des échanges, à l’exception de la Chine. Dans ce cas précis, le blocage serait cependant bien moins lié à une quelconque question sanitaire qu’à de la stratégie géopolitique: de l’aveu même de l’ambassadeur de Chine, tant qu’il n’y a pas d’avancée sur la 5G chinoise, il n’y aura pas de porcs belges en Chine!

Quant au Ministre régional wallon de l’agriculture, il est parfaitement conscient qu’en termes de volume, la production porcine wallonne est relativement peu importante mais ses spécificités sont telles que la qualité différenciée ou la valorisation en circuit court en font tout son intérêt. Et rebondissant sur le circuit court, Willy Borsus de regretter que l’on observe ces derniers temps un tassement des prises de commandes auprès des producteurs locaux. Il lance donc un cri d’alarme: n’abandonnez pas les acteurs locaux qui ont largement répondu présents au plus fort de la pandémie.

 

Le Bio, la qualité différenciée, le circuit court… sont présentés notamment dans le Green deal comme des réponses à un certain nombre de défis sociétaux majeurs, dont le défi climatique. Aujourd’hui, de nombreux agriculteurs ayant embrayé dans cette dynamique voient la clientèle se détourner, sans doute à cause d’un contexte économique complexe. Des difficultés d’approvisionnement sont nées aussi dans le secteur bio, en lien avec le conflit (maïs bio, tournesol), l’Europe n’est-elle pas en décalage avec la réalité que l‘on voit très concrètement s’installer sur le terrain?

 

Joao Pacheco
Joao Pacheco, Expert – Farm-Europe

Oui le bio, le circuit court, le local, c’est vraiment très bien, affirme M. Pacheco, mais ce n’est pas une solution unique aux problèmes auxquels nous sommes confrontés! C’est une erreur de vouloir imposer des objectifs chiffrés dans chaque Etat membre. Il faut tenir compte de l’évolution de la demande, influencée notamment pas les disponibilités financières des ménages. Si l’offre dépasse la demande, les prix ne seront plus suffisamment rémunérateurs pour les producteurs ayant fait le choix du bio. La contraction des volumes produits en bio par rapport au conventionnel constitue un autre problème. Il faut nourrir une population mondiale qui ne cesse de croître et à ce titre le bio ne peut pas être la réponse, sauf à accepter de complètement déforester la planète! Soyons donc raisonnable, ajoute l’expert, répondons à la demande mais ne cherchons pas à imposer au marché ce qu’il n’est pas prêt d’absorber.

 

Le point de vue de M. Sitar diffère quelque peu. Oui, il faut être raisonnable et ne pas faire du bio s’il n’y a pas de demande mais la Commission entend accompagner le processus et favoriser l’accroissement de la demande. De la sorte, tant la biodiversité que le revenu des agriculteurs bio s’en sortiront gagnants En Autriche, d’où est originaire M. Sitar et où le bio connait un succès certain, l’expérience du bio est vécue de façon très positive, y compris par les agriculteurs. 2030, ce n’est pas demain, on peut s’y préparer, notamment en informant les agriculteurs et les consommateurs et influencer positivement la demande.

 

On doit bien constater que de nombreux pays dépendent d’importations pour assurer leur alimentation de base. Nous avons des défis majeurs à affronter: le défi climatique, la résilience de la filière, le revenu de l’agriculteur, etc. Est-ce qu’on n’oublie pas notre responsabilité, en tant que zone productive sur le plan agricole, notre mission d’apporter notre pierre à l’édifice de la sécurité alimentaire au niveau mondial? L’Europe peut-elle se permettre d’être égoïste?

 

Egoïste? Nous ne le sommes pas, affirme sans hésiter Olivier Sitar! Depuis plus de 10 ans, l’Europe est exportateur net de denrées alimentaires (grâce au savoir-faire des agriculteurs) et apporte ainsi sa contribution à la sécurité alimentaire mondiale. Vouloir réduire ces exportations et la place de l’Europe sur le marché mondial, qu’il s’agisse de produits génériques comme le blé ou de spécialités qui sont demandées aux quatre coins du monde serait une erreur.

 

Pour M Pacheco également, l’Europe doit garder sa place dans le monde. Nous devons continuer à être un grand exportateur, non seulement pour des raisons économiques mais également géopolitiques. L’actuel conflit entre la Russie et l’Ukraine a mis en lumière à quel point notre manque d’autonomie dans le domaine énergétique pouvait être dangereux. Ne commettons pas la même erreur dans le domaine alimentaire! Non seulement nous devons veiller à garantir notre autonomie alimentaire mais nous devons également continuer à alimenter le monde. 

 

Nous avons beaucoup parlé ce matin des solutions à apporter à court et moyen termes aux conséquences agricoles et alimentaires de l’invasion russe en Ukraine. Pour terminer, je vais vous demander de prendre un peu de recul et d’évoquer rapidement vos pistes respectives pour renforcer notre résilience sur le long terme.

 

Joao Pacheco: maintenir l’ancrage européen de la production agricole, garder un marché unique européen ouvert, être attentif aux grands défis (alimentation mondiale, environnement et climat). En se basant sur le savoir-faire européen, il va falloir miser davantage sur l’innovation qui permet une amélioration soutenable de notre productivité amenant davantage de production, une amélioration du revenu des agriculteurs et une réduction de notre empreinte environnementale.

 

Olivier Sitar: on est sur la bonne voie, notamment grâce à la récente réforme de la Pac. L’innovation est également cruciale. J’aimerais voir dans le futur une agriculture moderne respectueuse des ressources environnementales et climatiques donnant l’image d’un métier attractif, procurant aux producteurs à la fois un revenu correct et une fierté retrouvée.

 

Willy Borsus: il faut respecter la diversité de notre agriculture; une agriculture résiliente qui ne peut compromettre les ressources; une agriculture qui crée de la plus-value chez nous tout en étant ouverte à l’international; une agriculture qui doit être respectée par nos concitoyens et non accusée de tous les maux par des procureurs incessants; il faut que les règles que l’agriculture européenne s’applique à elle-même trouvent écho à l’international. N’oublions pas enfin que ce métier doit rester rémunérateur.

 

David Clarinval: à bien des égards (militaire, énergétique…) la guerre en Ukraine a mis en évidence une certaine naïveté européenne. Il en va de même pour l’agriculture: le concept de la souveraineté alimentaire doit retrouver toute sa place. La rémunération des agriculteurs constitue également une condition indispensable à la résilience de l’agriculture. Et enfin, les avancées technologiques que permettra la recherche devront rencontrer les objectifs environnementaux et climatiques, tout en assurant le revenu des agriculteurs.