À quoi faut-il s'attendre?

Le choc de l’invasion russe en Ukraine a sérieusement impacté les cours des engrais, qui se sont envolés. Aujourd’hui, la situation est revenue à des niveaux nettement plus normaux. Faut-il craindre une nouvelle envolée à l’avenir? Réponse sur le terrain de la géopolitique avec Philippe Burny, chargé de cours à Gembloux Agro-Bio Tech et attaché scientifique au CRA-W.

Propos recueillis par Ronald Pirlot

Voici deux ans, la Russie envahissait éhontément l’Ukraine, donnant le coup d’envoi d’un drame humain doublé d’un fameux dérèglement des marchés agricoles internationaux. Pour l’agriculteur belge, cette guerre entraînait de facto une augmentation spectaculaire du prix des engrais, lequel atteignait des seuils jamais atteints.

Une envolé que Philippe Burny souhaite toutefois replacer dans son contexte. «Cela faisait déjà quelques années que le marché des engrais affichait une certaine volatilité» tempère-t-il. La raison? «Deux facteurs influent sur le prix: la demande et les coûts de production. Or, la demande ces dernières années s’est avérée forte, notamment de la part de pays émergeants tels que le Brésil, l’Inde ou encore les pays d’Asie du Sud-Est. Quant aux coûts de production des engrais, ils se sont avérés également très volatiles car ils sont essentiellement liés à l’énergie, et plus précisément au prix du gaz».

Hausse record en 2022

Reste que cette volatilité n’avait aucune mesure avec la hausse des prix des engrais azotés constatés au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, comme le reconnaît aisément Philippe Burny : «Comme chacun le sait, la Russie est un gros producteur de gaz. Vu la disponibilité de celui-ci à bas prix, elle a donc développé la production d’engrais sur son territoire, tout comme l’Ukraine du reste. Laquelle, pour la petite histoire et aussi curieux que cela puisse paraître, continuerait à être alimentée par un pipe-line de gaz russe».

engrais

Au fil de ces dernières années, les deux sont devenus des acteurs importants du marché mondial des engrais, mais aussi des céréales et des produits oléagineux. Le conflit les opposant a donc bien évidemment complètement perturbé les cours boursiers de ces produits. A cela il faut y ajouter la réaction de certains qui, vu l’incertitude planant sur l’avenir, se sont mis à faire du surstockage. «Lorsque la situation est régulière, on échange quand on a besoin. Mais dès que le marché devient très perturbé, avec une guerre comme celle en Ukraine, on se retrouve dans l’incertitude. Il y a donc une réaction logique d’acheter pour faire des stocks. Ce fut déjà le cas dans les années 70 sur le sucre ou même plus récemment avec le papier toilette lors du Covid». Il n’en fallait pas plus pour battre des records dans un contexte, faut-il le rappeler, tout à fait exceptionnel.

Tendance à la baisse

Aujourd’hui, on assiste à une tendance à la baisse du prix des engrais par rapport au pic de 2022. «Notamment parce que le prix du gaz a atteint son niveau le plus bas et que les réserves européennes en gaz s’avèrent actuellement très élevées. Ça pèse bien évidemment sur la tendance des prix vers le bas».

Sur le front des approvisionnements, la situation s’est en effet stabilisée. Car, ne soyons pas naïfs, derrière les embargos de gaz par exemple, se profile le rôle de pays tiers qui permettent de les contourner. Les intérêts économiques, à cette échelle, passent souvent au-dessus des principes moraux.

Quid de l’avenir?

Peut-on s’attendre à voir cette tendance baissière des prix des engrais se poursuivre? «Tout ça dépendra de la demande. Si celle-ci est élevée, les prix remonteront» répond Philippe Burny. Or, il semble que la demande soit belle et bien au rendez-vous. Non seulement dans l’Hémisphère nord où les travaux printaniers débutent, mais aussi en Asie.

«Il faut nourrir la hausse de la population mondiale. Or, difficile de se passer des engrais lorsqu’il faut assurer une forte production. Ça se confirme d’ailleurs à travers le record, battu l’an dernier, en matière de production mondiale de céréales. On peut donc s’attendre à ce que la consommation d’engrais continue à monter».

D’où le conseil que Philippe Burny donne aux agriculteurs qui disposent d’espaces de stockage: ne pas hésiter à commander ses engrais à une période de l’année où la demande est moins importante, quand les prix sont au plus bas. Un peu à l’image des ménages belges qui remplissent leurs cuves à mazout de chauffage en été.

Et espérer que les progrès tant techniques (avec l’agriculture de précision) qu’agronomiques puissent permettre de réduire au maximum la dépendance aux engrais à l’avenir. «Il existe déjà des alternatives avec des cultures associées (par exemple froment-pois) qui sont grandes fixatrices d’azote et qui permettent une baisse sensible du recours aux engrais azotés». De quoi entrevoir un avenir moins soumis à d’éventuels nouveaux soubresauts géopolitiques, ce qui reste toujours du domaine du plausible.

Reste le problème des céréales ukrainiennes

Bien que la guerre sévisse toujours sur le sol ukrainien avec son lot de drames humains, les cours des marchés des produits agricoles semblent revenir à une certaine «normalité», s’y stabilisant. Dès lors, peut-on estimer que le choc économique lié à l’invasion de l’Ukraine est désormais absorbé?

Paysage

Répondre par l’affirmative serait faire peu de cas du potentiel productif de l’Ukraine et de ces stocks de céréales ukrainiennes actuellement amassées en Pologne, Roumanie et Bulgarie. «C’est un gros problème dont on va discuter très bientôt au Comité économique et social de l’Union européenne» rétorque Philippe Burny, à qui l’on a demandé d’assister le rapporteur de la Commission agricole sur la question de l’élargissement de l’Union à plusieurs candidats, dont l’Ukraine. «Les structures de stockage des pays limitrophes de l’Ukraine sont pleines à ras-bord de céréales ukrainiennes destinées à l’exportation en Afrique du Nord,… Des marchés, de ce que je vois, repris par les Russes. C’est ce qu’on appelle l’arme verte. Il est clair que la Russie essaie de séduire une série de pays d’Afrique, d’Asie… qui pourraient de ce fait tomber dans sa zone d’influence». Car comment s’affranchir politiquement d’un pays qui vous nourrit?

Dans ce contexte de convoitises des marchés africains, l’Europe ne pourrait-elle pas servir d’intermédiaire pour vendre ces stocks disponibles aux destinataires initiaux? «C’est une question que je me suis posée aussi. J’avoue que je n’ai pas vraiment la réponse. Il ne faut pas perdre de vue la question des prix, et donc des subsides aux exportations. Depuis notamment les accords du Gatt (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), tant les sommes dépensées sur les subventions à l’exportation, que les quantités exportées, sont limitées».

De quoi complexifier une équation au sein de laquelle, plus que jamais, la nourriture constitue une variable d’ajustement géopolitique mondial.