Pas de langue de bois

Agriculteur, membre du bureau de la FNSEA qu’il représente au COPA et Président de l’Organisation mondiale des agriculteurs, Arnold Puech-d’Alissac constitue un observateur privilégié de la situation agricole sous les prismes local, européen et mondial. Un entretien sans langue de bois, avec toute la gouaille d’un être dont la générosité est à la mesure d’une intelligence mise au service de ses pairs.

Propos recueillis par Ronald Pirlot

Pleinchamp : vous qui êtes président de l’organisation mondiale des agriculteurs, comment les autres continents appréhendent-ils la grogne paysanne qui sévit actuellement en Europe ?

Arnold Puech-d’Alissac : «Sur le mouvement social en tant que tel, que l’on a également connu en Inde et dans d’autres pays, cela est vu comme «normal». Par rapport au Green Deal et aux engagements pris, ils ne comprennent pas. Alors, certes, ils sont jaloux des aides qu’on reçoit, mais ils ne comprennent pas le virage technique pris. Tous les grands pays exportateurs se disent : «génial, on va pouvoir exporter sur l’Europe car ils sont en train de se mettre des boulets au pied et ils ne pourront plus courir dans la même catégorie»».

 

PC: Face à cette menace, quelles sont les solutions pour l’Europe ? Plus de protectionnisme ?

APdA : «Pas un protectionnisme, mais avoir des clauses miroirs, de la réciprocité dans les accords commerciaux. Quel est celui qui dirait : «on a les plus jolies filles en Belgique. On va les faire courir le 100 mètres en talon haut plutôt qu’en tennis, parce qu’il faut qu’elles aient de l’allure?» Non, on doit tous combattre avec les mêmes armes, on doit être en compétition avec les mêmes outils et les mêmes moyens. Interdire des techniques et des productions dans l’Union européenne et les autoriser à l’importation, c’est complètement aberrant. C’est comme ça que les grands accords commerciaux qu’on est en train de conclure avec les grands pays exportateurs (Canada voici 7-8 ans, la Nouvelle-Zélande il y a quelques temps, le Mercosur aujourd’hui, l’Australie qui est en négociation) s’avèrent très inquiétants. Les négociations avec les Américains ont échoué il y a 9 ans et ça n’a pas été la fin du monde ! On arrive toujours à commercer avec eux. Il ne faut pas tout le temps libéraliser à tout crin! Tous les employés cherchent de la durabilité dans leur contrat, idem entre un locataire et un propriétaire. Faisons la même chose dans les accords commerciaux».

«On n’abandonne pas les pères fondateurs de l’Europe!»

PC : Vous parliez des accords commerciaux. Celui du Mercosur focalise toutes les attentions. Pendant ce temps, l’Europe est en passe d’en conclure un avec le Chili, où la situation semble similaire à celle du Brésil, pour son potentiel en hydrogène et lithium. Pensez-vous, comme beaucoup de voix agricoles le disent, que l’agriculture sert trop souvent de monnaie d’échange?

Arnold Puech d'Alissac

APdA : «Avec les pays que l’on vient de citer, assurément! Quand on négocie avec le Vietnam, la Corée du Sud, le Japon, on n’est pas inquiet de leurs exportations agricoles. Quant on est avec les grands pays susmentionnées, bien sûr que si! Il faudrait se rappeler que l’agriculture a été un choix de construction européenne. Depuis 70 ans, on dit au monde agricole en Europe: «on construit une stabilité avec vous. Vous êtes le ciment de l’Union européenne?» On n’a pas le droit d’abandonner ce message. On n’abandonne pas les pères fondateurs de l’Europe! L’indépendance alimentaire, c’est très très important. On se rend compte aujourd’hui, avec l’invasion de l’Ukraine, qu’elle constitue une arme que les Russes déploient en voulant s’accaparer son rival ukrainien. Nous avons besoin d’un monde plus équilibré en la matière, et pas déséquilibré! Il ne faut surtout pas que l’Europe se désarme unilatéralement».

Surtransposition des normes: «vous êtes très mal lotis en Wallonie»

PC : En parlant de l’Europe, peut-on encore parler de Politique agricole «commune» dès lors que chaque état ou région pour la Belgique, a mis en place sur base certes de directives communes, sa propre feuille de route à travers les Plans stratégiques? N’y a-t-il pas là source de distorsion de concurrence entre les pays européens eux-mêmes?

APdA : «Il est évident que cela créé de la distorsion. De l’autre côté, les états et les agriculteurs l’ont tellement réclamé…, ne l’oublions pas!  

Moi, je suis un peu désolé de voir la surtransposition que vous avez en Wallonie comparativement au reste de l’Union. Et je considère que vous êtes très très mal lotis, à l’instar d’une partie des régions espagnoles. Alors que vous avez par le passé quelques fois été mieux traités, du point de vue d’Outre-Quiévrain, car vous vous défendiez mieux. Tandis que nous, grand pays, on voulait quelques fois montrer l’exemple aux autres, être le phare. Or, le phare, ça ébloui, mais ça ne guide pas forcément (rires)».

PC : Pour conclure, comment voyez-vous l’agriculture dans 10 ans ?

APdA : «J’espère qu’on sera plus fort. Moi, je fais tout pour ça, qu’on garde notre acquis, qu’on soit mieux placé demain. Les choses sont en train de se rééquilibrer. En France, on a créé la construction du prix en marche avant. On part du coût de production dans la négociation avec les industriels, permettant une rémunération de deux fois le salaire minimum mensuel pour l’exploitant moyen. C’est un vrai progrès et ça nous permet de sortir de la contingence «prix mondial» pour une partie de nos productions. Et je pense que ça a de l’avenir, demain, dans les autres pays de l’Union européenne. Parce que ce n’est pas l’équation « prix mondial + des aides toujours à la baisse + des conditionnalités toujours à la hausse» qui nous permettront de gagner notre vie!»