Le 24 février dernier, les blindés russes franchissaient en toute illégitimité la frontière ukrainienne. Dénoncée par la grande majorité de la communauté internationale, cette invasion engendre un terrible drame humain. A moyen terme, ce conflit devrait également impacter d’autres régions du monde tant c’est tout l’équilibre alimentaire et énergétique international qui s’en trouve menacé. Quid des répercussions pour l’agriculture belge? Eléments de réponse apportés par la FWA.

 

Les membres du Service d’Etude – Ronald Pirlot

 

L’invasion russe de l’Ukraine, c’est d’abord et avant tout un indicible drame humain derrière lequel nul ne peut rester insensible. L’élan de solidarité qui se tisse un peu partout en Europe, en ce compris en Belgique, permet d’en atténuer quelque peu les souffrances à défaut bien évidemment d’en cautériser les plaies.

A côté des victimes civiles et militaires ainsi que des déplacements de population que l’on pensait d’un autre temps, les incidences du conflit au niveau de l’agriculture belge peuvent sembler bien dérisoires. Ne pas les anticiper relèverait toutefois au mieux de l’incompétence, au pire de l’irresponsabilité tant c’est tout l’équilibre alimentaire et énergétique mondial qui s’en retrouve soudainement menacé. Dans ce contexte particulier, l’agriculteur, dont la fonction nourricière s’avère plus prégnante que jamais, doit pouvoir répondre aux importantes attentes fondées à son égard. Sans quoi d’autres drames humains pourraient se profiler à l’horizon. C’est pourquoi le Comité directeur syndical et le Conseil général de la FWA vous proposent un décryptage de la situation.

 

Le contexte économique

Tant l’Ukraine que la Russie s’avèrent des partenaires économiques de premier plan pour l’Union européenne.

  • De Russie, l’UE importe principalement des combustibles et des produits miniers, à commencer par le pétrole (70,6%). Les importations agricoles et de matières premières représentent 4,3 milliards d’euros (4,5%). Du point de vue des exportations vers la Russie viennent en premier lieu les machines et le matériel de transport (44,1%). L’agriculture et les matières premières exportées en Russie s’élèvent à 6,9 milliards d’€ (8,7%).
  • Avec l’Ukraine, les relations économiques se sont fortement intensifiées avec l’UE depuis 2016, suite à l’alignement progressif des règles sur celles en vigueur dans l’espace européen. L’UE importe principalement des matières premières (fer, acier, produits miniers, produits agricoles) et exporte des machines et du matériel de transport, des produits chimiques et des produits manufacturés.

 

L’Ukraine, 5e exportateur mondial de blé

Au cours des 10 dernières années, l’Ukraine a gagné une part considérable des marchés agroalimentaires internationaux en tant qu’exportateur de céréales, de colza, d’huile de tournesol et de céréales. Aujourd’hui, l’Ukraine est le 4e fournisseur alimentaire extérieur de l’UE, lui fournissant 25% de ses importations de céréales et d’huile végétale, dont près de la moitié de son maïs. Soit un total de 4,9% des importations agroalimentaires de l'UE.

Sur le plan mondial, l’Ukraine est le 5e exportateur de blé avec entre 20 et 25 millions de tonnes exportées. A noter que 40% du blé ukrainien est produit dans l’Est du pays. Le maïs constitue également un enjeu important puisqu’il entre dans la composition de nourriture animale. Une rupture d’approvisionnement pourrait affecter la production de porcs et de volailles dans toute l’Europe.

 

Impacts pour la Belgique ?

Bien évidemment, les incidences du conflit pour l’UE se répercutent automatiquement au niveau belge. A cela s’ajoutent des impacts directs au niveau de la fourniture de marchandises telles que les matières premières en aluminium, le maïs, l’huile de tournesol, les céréales et les engrais. Mais aussi la fourniture et le prix de l’énergie. A terme, l’on s’attend à un impact sur l’inflation et sur la croissance économique.

Passons en revue la situation des différents marchés:

  • le prix du mazout a doublé en l’espace de 3 mois, passant de 0,70€/l en décembre à 1,4€/l voici quelques jours, avant de connaître une légère baisse;
  • le gaz naturel a connu une flambée exceptionnelle en 18 mois, atteignant un pic historique à 182€/MWh le 21 décembre 2021;
  • les engrais azotés ont bien évidemment suivis la même tendance que le gaz, qui est sa matière première de base. On estime en Belgique l’augmentation à 512%. Alors que l’on se trouvait dans un marché déjà tendu en raison de l’instauration de la loi anti-dumping favorisant les productions européennes, une disponibilité plus faible au niveau des engrais européens (sanctions à l’égard de la Biélorussie) et mondiaux suite à une hausse croissante de la demande. A quoi il convient d’ajouter des frais de fret en augmentation et une parité euro-dollar moins favorable qui viennent encore renforcer l’augmentation des coûts à l’importation. Bref, rien de réjouissant pour le prix;
  • le phosphate et la potasse connaissent les mêmes fortes hausses ces derniers mois.

 

Records sur les marchés

Si l’on regarde les courbes des marchés de produits agricoles, on constate une même tendance fortement haussière avec, partout, des records battus ou en voie de l’être.

  • le blé tendre affiche une forte hausse à plus de 300€/t rendu Rouen;
  • le sucre va voir son prix continuer à augmenter en raison de la diminution des exportations du sucre de canne brésilien et des sucres russes et ukrainien. Et comme on s’attend à une diminution des emblavements de 3 à 5% en Europe… La Raffinerie Tirlemontoise s’est engagée sur un prix de base de 38€/t. Iscal est confiant sur un prix de 39,79€/t, incluant la valeur d’abandon de pulpe;
  • Au niveau de la pomme de terre, les usines tournent actuellement à 100%. Il faut savoir que l’Ukraine est le 3e producteur mondial de pommes de terre;
  • le prix des carcasses AS2 augmente deux fois moins vite que celui de l’alimentation animale. De sorte que le ratio ne cesse de se creuser entre les deux;
  • le lait connaît lui aussi une forte augmentation, avec plus de 41% de hausse par rapport au prix de 2021. Il s’affichait en janvier à 0,47€/l;
  • les volailles vivantes: sur le marché de Deinze, le prix des poulets à rôtir a enregistré une hausse de 42,5% depuis le 1er janvier 2021 et de 160% pour les poules à bouillir brunes de -1,8kg;
  • le porc, qui subit une grave crise depuis de nombreux mois, connaît depuis ce début d’année une forte augmentation, repassant pour le porc gras au-dessus de la barre des 1,2€/kg. Cela se traduit par une augmentation de 35,7% du porc et de 26,1% du porcelet par rapport à janvier 2021. Les farines porcines ont elles aussi suivi la tendance avec une augmentation de 23,5% sur la même période.

 

Le bio moins secoué

Les prix du bio n’explosent pas, ou en tous les cas dans une proportion nettement moindre qu’en conventionnel. Ce qui réduit l’écart entre les prix des deux modes de production. De quoi augmenter l’intérêt des consommateurs conventionnels pour le C2 et le bio. A terme, une pénurie est crainte, d’autant que certains aliments (tournesol et lin) bio sont d’ores et déjà indisponibles et que la disponibilité du maïs relève à chaque fois du défi. Comment les prix évolueront-ils à l’avenir? Difficile à prédire.

 

Note salée pour le consommateur

Ce qui l’est moins, c’est l’augmentation à prévoir pour le ticket de caisse des consommateurs dans les prochains mois. Selon une information relayée par nos confrères du Soir, les conséquences de la guerre en Ukraine pourraient engendrer une augmentation de l’ordre de 20% pour certains produits comme le blé et le tournesol. Pourraient s’ajouter des problèmes d’approvisionnement pour certains produits transformés pour lesquels l’huile de tournesol entre dans la composition comme les chips, les frites, les pâtes à tartiner… En arrivera-t-on à des rayons vides dans les supermarchés? Dans ce contexte de prévisions qui n’inspirent pas à l’optimisme, la vente en circuit-court pourra-t-elle de nouveau tirer son épingle du jeu? Autant de supputations dont la réponse se trouve sans doute dans la durée d’un conflit dont il semble difficile, à ce stade, d’en mesurer tous les impacts. Et l’on ne parle même pas des pays les plus pauvres sur qui les menaces alimentaires sont les plus aigües. Sachant par exemple que l’Egypte, dont la population augmente chaque année de 2 millions d’habitants, importe 45 à 55% de ses céréales! Ce qui place l’UE devant des responsabilités qui dépassent ses propres frontières, comme l’a rappelé le président de la Commission européenne de l’Agriculture, Norbert Lins, le 17 mars dernier. «D’où la nécessité d’une réaction coordonnée des Etats membres».

 

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Les revendications de la FWA

 

fwaLa FWA a listé une série de revendications qu’elle entend défendre pour limiter à ses membres l’impact des incidences décrites ci-contre:

 

 

 

Engrais, des aliments pour animaux et des produits phytos

Selon les premiers résultats fournis par le CGTA, les impacts sur les coûts de production sont sans appel: les prix actuels du mazout, des engrais et des aliments concentrés représentent un surcoût respectif de 230%, 512% et 25%.

Au niveau wallon, la FWA va demander à la DAEA d’avoir une vue sur cette augmentation généralisée des coûts de production.

Renforcement de la souveraineté alimentaire

Dans l’optique d’un renforcement de la souveraineté alimentaire européenne, la FWA souhaite:

A. au niveau de l’UE:

  • permettre la récolte des jachères déclarées en SIE (campagne 2022);
  • ne pas mettre en œuvre la BCAE8 (obligation de surface non productives dont les jachères) dans la future PAC 2023;
  • mettre en œuvre les obligations de diversification des cultures mais pas les obligations de rotation dans la prochaine PAC car cette contrainte impacte de manière très ciblée la culture du maïs;
  • relever la norme maximale d’engrais organique pour pallier à la forte hausse du prix des engrais minéraux et au risque d’une sous-fertilisation des cultures.

B. au niveau wallon:

  • renforcer le soutien à la production de protéines;
  • reporter la mise en œuvre du CVP (uniquement ni engrais, ni phyto), mais tout de même de pouvoir récolter dans l’hypothèse d’un couvert herbacé;
  • permettre une dérogation pour récolter les jachères et autres fauches tardives ou les MAEC avec fauches tardives, et anticiper la fauche pour avoir des fourrages plus riches en protéines;
  • renforcer la collaboration entre agriculteurs, notamment au niveau des échanges d’effluents;
  • soutenir l’agriculture wallonne par la consommation, en sensibilisants les acteurs (consommateurs, Horeca…) locaux.

 

Secteur porcin et volailles

A. au niveau de l’UE:

  • prendre des mesures d’intervention et de stockage.

 

B. au niveau wallon:

  • soutenir le secteur vu l’augmentation élevée des coûts d’alimentation;
  • permettre le retour des farines animales dans l’alimentation des monogastriques en Belgique.

 

Secteur bio

A. Au niveau de l’UE:

  • adapter le Règlement bio pour pouvoir faire face à d’éventuelles pénuries de matières premières bio dans l’alimentation des monogastriques en octroyant des dérogations individuelles, cadrées, et limitées dans le temps

 

B. au niveau wallon:

  • la FWA demande à la Région d’adapter sa politique et ses outils de développement du bio aux réalités de terrain et au contexte géopolitique, notamment dans la réalisation de son guide de lecture.
  • aussi, il faudra anticiper les éventuelles déconversions. Une latitude est à prévoir en cas de remboursement des aides bio dans ces situations de déconversion avant la fin de l’engagement bio de 5 ans. Une adaptation des contraintes en termes de permis d’environnement sera également à prévoir si les bâtiments reviennent en conventionnel.
  • la consommation bio diminue (inflation, crise énergétique…). C’est pourquoi il est indispensable de promouvoir notre production locale si on veut que les agriculteurs bio ne retournent en conventionnel pour des questions de prix
  • impacts sur les secteurs de la volaille (prix des aliments augmente) => difficultés d’approvisionnement de certaines matières premières essentielles pour les monogastriques : besoin de mesure pour augmenter les flux vers l’UE.

 

Energie

  • baisser la TVA à 6% pour les personnes qui n’ont qu’un seul compteur et qui sont donc assimilées à des professionnels;
  • relancer la communication Broptimize pour conseiller au mieux les agriculteurs sur les alternatives leur permettant de réduire leur facture d’électricité, notamment.

 

Au vu du contexte, la FWA se trouve en phase vigilance renforcée. La Fédération est en contact régulier avec le SPF Economie / Concertation chaîne. Une cellule spécifique d’échange quotidien d’information a été instaurée avec le Centre de crise, à savoir les cabinets des ministres fédéraux Clarinval (Agriculture) et Dermagne (Energie) ainsi qu’avec les cabinets régionaux.

En outre, un groupe de travail au niveau agricole devrait être prochainement mis en place avec l’Agrofront, avec pour objectif d’anticiper notamment les notifications d’exceptions législatives pour garantir la production (règles sanitaires, environnementales…)

 

 

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Quelques chiffres pour illustrer les fortes hausses !

Marie-Laurence Semaille

Le Service d’étude s’est également penché sur les données comptables 2021 transmises pour les services du CGTA pour extrapoler l’impact des hausses sur les trésoreries de nos agriculteurs pour le début de cette année. Même si cela reste un exercice approximatif, l’impact sur les coûts de production est colossal.

Trois postes de coûts ont été analysés: le coût des carburants, les coûts alimentaires et les coûts en fertilisants.

  • Pour le carburant (mazout extra), la hausse varie entre 226% et 251% selon le moment où les producteurs ont rempli leur stock. Les prix tendent à se stabiliser, voire baisser légèrement ces derniers jours, mais la hausse reste considérable et va peser très lourd tout particulièrement en ce début de saison culturale car beaucoup de producteurs ont été contraints de faire le plein au plus haut niveau des prix.
  • En ce qui concerne les prix de l’alimentation animale, c’est la hausse du prix de céréales et de la protéine qui concurrent toutes deux majoritairement à la hausse importante des prix des aliments achetés, même si d’autres matières premières sont entrainées dans la tourmente sur les marchés. Selon la spéculation (lait-élevage-engraissement) et le niveau d’autonomie fourragère de l’exploitation, la hausse du prix varie entre 20% et 42.75%. Il faut noter le décrochage important entre l’évolution du prix des aliments et le prix-sortie ferme pour certaines productions animales. Il apparait très clairement que les hausses des coûts de production alimentaire de ces derniers mois ne sont toujours pas répercutées par l’aval de la filière (tout particulièrement pour le secteur porcin et pour la viande bovine).
  • C’est le secteur de fertilisants et des engrais de synthèse qui connait la hausse la plus spectaculaire: suivant la formulation et le moment de la contractualisation de l’exploitant, la hausse varie entre 374% et 511% dans nos données comptables. Cette hausse colossale impacte déjà fortement les trésoreries des exploitations, remet en question certaines décisions d’emblavement et aura des répercussions sur le niveau de productivité de l’agriculture européenne.

Pour la FWA, il est important que de mesures soient prises rapidement pour limiter l’envolée des coûts de production et que tous les leviers aux mains de décideurs européens soient activés à très court terme afin de limiter leurs impacts sur la rentabilité des exploitations agricoles. La volatilité des marchés que nous connaissons actuellement n’est pas tenable pour les exploitations familiales européennes.