La vision de nos héroïnes du quotidien

Ce vendredi 8 mars couronne la Journée internationale des Droits des femmes. L’occasion de vous céder la parole, mesdames, sur l’actualité agricole, et plus spécifiquement sur le mouvement de grogne paysanne qui sévit dans les campagnes. Une vision féminine d’agricultrice, d’épouse et de mère…, mais surtout d’héroïnes du quotidien.

Propos recueillis par Ronald Pirlot

A ce stade, notre plus grande victoire, c’est le soutien populaire!

Emilie Joris, agricultrice à Petitvoir

«Nous n’avons pas pu aller manifester à Bruxelles car nous recevions durant deux jours 185 jeunes dans notre ferme d’animation dans le cadre d’un projet avec la Province de Luxembourg. Nous n’en avons pas moins profité, grâce à la bande-dessinée explicative très bien faite par la FWA, pour sensibiliser ce jeune public et, par leur intermédiaire, leurs parents à notre combat et à la nécessité d’un revenu décent et de manger local. En marge de ces explications, nous leur avons cuisiné des crêpes en leur expliquant l’origine locale de la farine, des œufs et du lait. Et l’importance d’avoir des agriculteurs. J’ai filmé cette séquence que j’ai partagé sur les réseaux sociaux. A ma grande surprise, cette vidéo a fait le buzz. Des instituteurs de la région namuroise m’ont contacté pour savoir s’ils pouvaient utiliser cette séquence qu’ils jugeaient très pédagogique.

Emilie Joris, agricultrice à Petitvoir

Une grogne justifiée

J’avoue n’avoir pas anticipé l’ampleur de la grogne, mais il était temps qu’elle sorte. Pour des petites structures comme la nôtre, la situation est vraiment très compliquée. Nous prestons un nombre d’heures pas possible, nous bossons comme des fous et nous en sommes réduits à ne faire aucune folie, alors que nous voyons tout autour de nous les gens s’adonner à leurs loisirs comme bon leur chante. La seule semaine de vacances que nous nous octroyons durant l’année, nous devons encore faire attention de choisir la période la moins onéreuse. C’est parfois très difficile. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai vu mon mari, pourtant toujours fort et confiant, fissurer l’armure lors d’une interview. (Long silence). Il était franchement temps que ce ras-le-bol s’exprime.

Un morceau de chocolat…

L’avenir reste angoissant. On entend que certaines choses vont se mettre en place. Sera-ce le cas réellement? Ne va-t-on pas nous donner d’un côté… pour nous reprendre de l’autre?

Notre plus grande victoire à ce stade, c’est assurément de savoir les gens derrière nous! Avant que ne démarre cette mobilisation des agriculteurs et tous ces reportages rendant compte des difficultés de notre quotidien, nous avions l’impression d’être la cible privilégiée des attaques de la population. Les retours que nous recevons désormais sont très réconfortants. Récemment, une maman qui venait rechercher son enfant d’un stage que nous organisions, m’a apporté un morceau de chocolat en me disant: «avec ce que vous vivez, ce n’est pas grand-chose, mais ça vous fera du bien!». Les gens ne peuvent pas s’imaginer comme on avait besoin de leur soutien! 

Pendant la manif’, on est toujours un peu inquiète

Agnès Van den Abeele, agricultrice et Présidente UAW de la section de Fosses-la-Ville

«Je comprends totalement la grogne actuelle et je suis à 100% pour la manifestation car nous ne sommes pas rémunérés pour le travail que nous effectuons. Et l’on ne peut décemment pas accepter toute cette alimentation non-européenne qui se retrouve dans les étals en toute impunité. Il doit y avoir davantage de contrôles. Mangeons européen!

Personnellement, j’ai accompagné mon mari lors de la manifestation à Namur. Être à ses côtés était très important. Nous sommes tous dans le même bateau, quelle que soit la spéculation des uns et des autres.

Agnès Van den Abeele, agricultrice et Présidente UAW de la section de Fosses-la-Ville

Consommons local

J’ai également participé à l’action «Consommons local» au Delhaize de Fosses-la-Ville. L’occasion de me rendre compte que notre message était non seulement compris des consommateurs, mais également très soutenu. Dommage que nous n’ayons pas la même écoute de nos politiciens. Quand je vois le combat que nous devons mener pour n’obtenir jusqu’à présent que… des promesses. Car je reste très prudente et j’attends de voir ce qui va en découler de concret. Ma crainte est qu’il ne s’agisse pour l’instant que de promesses électorales qui incomberont… à leurs successeurs.

Heureusement qu’il y a les GSM

Par contre, je ne suis pas montée à Bruxelles. J’y ai laissé aller mon mari et mon fils. Même si je sais qu’ils ne sont pas à jouer les va-t-en-guerre, je suis toujours un peu inquiète de les voir partir. Je leur demande toujours d’être prudents et de faire attention. J’ai encore en mémoire l’agriculteur décédé en 1971 parce qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. Heureusement qu’il y a les GSM. Ils me permettent de les appeler plusieurs fois durant la journée pour savoir comment ils vont car, à en croire certains médias à tort ou à raison, il régnait à Bruxelles un climat de guerre.   

Et la suite ?

La colère qui émane aujourd’hui était prévisible. Et je pense que si les agriculteurs retournent à Bruxelles le 26 mars, pour le prochain Conseil européen des ministres de l’Agriculture, la tension risque de monter encore d’un cran. Il faut absolument de réelles avancées car ce qui est acquis à ce stade, comme l’assouplissement concernant les 4% de surfaces non-productives, ne changent pas grand-chose pour nous. La grande majorité des agriculteurs l’avaient déjà prévu dans les assolements».

Encore surpris de voir une femme au volant d’un tracteur

Louise Verhaeghe, enseignante et candidate à la reprise de la ferme familiale à Yves-Gomezée

«Je suis enseignante à mi-temps, en agronomie. Mon horaire est ainsi fait que l’enseignement m’occupe deux jours par semaine. Le reste, je donne un coup de main à mes parents dans la ferme familiale où nous produisons notamment des pâtes.

A terme, j’aimerai reprendre l’exploitation familiale avec ma sœur. Nous sommes toutes les deux nanties d’un diplôme. L’une comme bioingénieure, l’autre comme ingénieure industrielle. Mais j’hésite encore. Vu les incertitudes qui règnent actuellement sur le secteur agricole, n’est-ce pas mieux de jouer la carte de la sécurité?

Louise Verhaeghe, enseignante et candidate à la reprise de la ferme familiale à Yves-Gomezée

A côté de ça, j’ai toujours grandi dans une ferme et mon père nous a transmis sa passion du métier. Si je reste dans l’enseignement, ne risquerais-je pas de passer à côté d’une véritable vocation?

Mon choix dépendra des garanties que nous pourrons obtenir pour l’avenir du secteur. D’où l’importance que revêtait pour moi, mais aussi pour tous les jeunes présents, d’aller manifester à Bruxelles, lundi dernier (26 février Ndlr). C’est véritablement parce que je crois en l’avenir de l’agriculture que j’ai participé aux deux manifestations bruxelloises.

Les stéréotypes ont la dent dure!

S’y rendre demande une organisation spécifique, mais c’était important d’y être. Plus nous sommes nombreux et plus nous avons de chances d’être entendus. Il est important d’obtenir gain de cause sur les questions de la simplification administrative et de la rémunération.

Durant le trajet, nous avons croisé pas mal de monde. Visiblement, bon nombre de personnes sur le bas-côté de la route apparaissaient encore surpris de voir une femme au volant d’un tracteur. Comme quoi, dans notre métier, les stéréotypes ont encore la dent dure.

Ai-je eu peur sur place? Non, il convient simplement de ne pas aller se placer en 1ère ligne, face aux autopompes. Mais il était important de faire entendre notre voix!»

L’engouement pour le circuit court va-t-il perdurer cette fois!

Jeanne Collin, salariée et compagne d’agriculteur à Villers-le-Bouillet

«Nous devons garder espoir. Mais j’avoue qu’à ce stade, mon sentiment s’avère assez mitigé. Qu’a-t-on reçu comme avancée pour notre secteur laitier? Pas grand-chose! Or, la situation devient vraiment critique tant le prix du lait est catastrophique. On est passé de 0,50€/l à 0,40€/l en un an, alors que les charges sont restées les mêmes, si elles n’ont pas augmenté.

Jeanne Collin

C’est pourquoi j’ai participé aux deux manifestations sur Bruxelles aux côtés de mon compagnon. Nous avons pu y aller grâce au concours de mes beaux-parents qui nous ont suppléés dans les tâches de la ferme. C’était important d’y être et de soutenir les jeunes et les moins jeunes. Nous devons être tous solidaires, plus que jamais, et ce quelle que soit notre spéculation.

Magasin à la ferme

Je constate un réel engouement pour notre magasin à la ferme depuis deux à trois semaines. On voit arriver de nouveaux clients. Autant dire qu’avec mon travail à l’extérieur, on charbonne pas mal pour l’instant. Je n’ai plus aucune soirée pour moi, je n’arrête pas… (long silence). Si cette situation continue, il faudra penser à augmenter notre production. Mais on se veut prudents pour l’instant et ne pas nourrir de faux espoirs. On a en effet constaté pareil engouement durant le Covid… pour que le soufflé retombe aussitôt le confinement terminé.

En attendant, on se serre les coudes avec mon compagnon. Quand l’un a un petit coup de mou, l’autre rebooste. Et vice-versa. Et puis, il y a la passion de notre métier et l’envie également de poursuivre la voie tracée par mes beaux-parents et de les rendre fiers. Un juste retour pour les sacrifices qu’ils ont faits toute leur vie».