Une polémique de plus

Dans un récent ouvrage, le philosophe Jean-Claude Poizat prend explicitement le parti de la consommation raisonnée de viande. Le livre, intitulé "Pro Steak", suscite la polémique avec les milieux végétariens.

Richard Cydzik

On ne compte plus les opérations de dénigrement de la production et de consommation de viande. Pour les raisons les plus diverses, les arguments climato-environnementaux ayant cependant été le plus fréquemment invoqués ces derniers temps: les élevages et les émissions de méthane dont ils sont à l'origine constitueraient un déterminant majeur du réchauffement climatique. Deux chercheurs français (Combris et Corbeau) avaient cependant inventorié il y a quelques années une série d'autres affaires fort médiatisées qui ont chaque fois contribué à jeter le discrédit sur la viande et fatalement à culpabiliser éleveurs et consommateurs. Affaire de la vache folle, facteur de cancer colorectal, cas de maltraitance animale… Mais à chaque fois, après une chute passagère, la consommation reprenait son niveau d'avant la crise. Toutefois, les auteurs avaient admis une «lente mais régulière» érosion de la consommation de viande de bœuf dans la plupart des pays développés depuis le début des années 80, avec les premières recommandations nutritionnelles défavorables à la viande, liées au cholestérol.

Sujet de société

L'ensemble des considérations qui précèdent sont évoquées aujourd'hui «en vrac» dès qu'il y va de la consommation de viande, de sorte que celle-ci est devenue un véritable sujet de société. C'est ce qui a incité le philosophe Jean-Claude Poizat à s'en emparer dans un ouvrage où il entreprend de démontrer, audacieusement, que le «carnivorisme est un humanisme». Dès les origines de l'alimentation humaine sous forme de repas pris en commun, la viande est identifiée comme un aliment «spécial». D'abord parce qu'il requiert la mise à mort d'animaux, «ce qui suscite des inquiétudes d'ordre moral et métaphysique que toutes les sociétés humaines ont tenté de résoudre» par exemple par la cérémonie du sacrifice. Mais surtout la viande a rapidement été reconnue pour sa richesse en «nutriments essentiels à l'organisme». Pour cette raison, l'aliment carné est devenu attirant et sa consommation considérée comme source de plaisir. C'est ainsi que des interdits concernant la viande existent dans toutes les religions, l'ascèse religieuse imposant de se priver par moment «de ce qui fait le plus plaisir».

Eloignement de la nature

D'où vient dès lors la remise en cause régulière de la consommation de viande, sous divers prétextes, dans les sociétés actuelles? Plutôt que d'incriminer les dérives de l'élevage industriel, Jean-Claude Poizat fait remonter cette tendance au XVIIIè siècle, soit les débuts de la révolution industrielle en Angleterre. Celle-ci a enclenché un «éloignement de plus en plus grand des populations urbaines occidentales par rapport à la nature, au monde rural et aux animaux, surtout les animaux dits "de rente", qui travaillent, qui ont été domestiqués et sont utilisés par l'homme». Les citadins d'aujourd'hui, dit Poizat, ne connaissent la vie des bêtes qu'au travers de leurs animaux de compagnie, et comme ceux-ci ne travaillent pas, les populations urbaines ont tendance à considérer «qu'aucun animal ne devrait travailler». Les «animalistes» préconisent quasiment la disparition des animaux de rente... pour leur propre bien! Ce qui, pour le philosophe, reflète surtout «une ignorance et un mépris du monde rural, avec lequel toutes les attaches traditionnelles ont été rompues».

Flexitarisme

Se référant aux études scientifiques, Poizat considère que l'idéal semble bien être une consommation raisonnable de viande, soit ce qu'on appelle communément aujourd'hui le flexitarisme.

Viande

Il rejette radicalement les extrémistes de l'abolition totale. Il faut toujours avoir à l'esprit qu'une consommation raisonnable est bénéfique pour la santé, car elle répond à des besoins nutritionnels fondamentaux. «A l'inverse, le végétarisme, ou a fortiori le véganisme peuvent s'avérer très nuisibles pour la santé, non seulement pour celle des enfants, mais aussi celle des adultes, s'ils ne sont pas pratiqués de façon extrêmement prudente et contrôlée».

Bien-être animal

La vérité est que l'arsenal d'arguments déployés pour décourager la consommation de viande ne tient pas. La production est compatible avec le respect de l'environnement, la protection du climat et aussi le bien-être animal: à la condition de mettre en œuvre les «pratiques agropastorales» soit reposant pour l'essentiel sur l'élevage extensif en viande bovine, celle-ci constituant la cible principale des critiques. «Défendre l'agropastoralisme c'est tout simplement défendre l'agriculture et l'élevage traditionnels qui font trop souvent l'objet de "bashing" dans notre société et nos médias, au nom d'un certain idéal de pureté éthico-diététique, confondant pratiques traditionnelles et certaines dérives industrielles actuelles». Quant aux critiques relatives au bien-être animal, elles ne résistent pas davantage aux faits: «l'élevage est tout à fait compatible avec le respect des animaux dès lors que les normes mises en place en Europe depuis les années 1980 sont respectées».

Extrémisme animaliste

En divers endroits du monde développé, a émergé une idéologie tendant à placer les droits de l'animal au centre des préoccupations sociales: ce qu'on appelle l'animalisme. Il résulte de cette pensée que les droits humains peuvent se trouver dévalorisés. L'idéologie animaliste met en cause toute utilisation des animaux par les hommes, principe qui - estime Poizat risque de menacer la santé ou la vie des humains. Quoiqu'on en pense, la biologie médicale ne peut se passer en l'état actuel de l'expérimentation sur les animaux en vue d'accélérer la découverte et la mise sur le marché de nouveaux médicaments pour la santé humaine, spécialement celle des enfants.

Masochisme occidental?

L'idéologie (?) animaliste fait partie de cette tendance générale de certains groupes dans le monde occidental de contester notre mode de vie et de pensée, voire notre histoire même, au nom, entre autres, de la préservation de la nature et du climat. L'activiste Greta Thunberg se revendiquait de cette mouvance, aboutissant en fait à condamner en bloc l'agriculture et l'élevage, ainsi qu'à pratiquement «criminaliser» la consommation de viande. Le paradoxe est que les entreprises agro-alimentaires souhaitant rentabiliser ce créneau proposent des alternatives végétales à la viande en utilisant une terminologie faisant constamment référence à celle-ci: «steak», «escalope», voire «jambon végétal». Le Gouvernement français a récemment voulu légiférer pour répondre aux craintes de confusion formulées par la filière animale. Le texte prévoyait d'interdire l'utilisation de certains mots «désignant traditionnellement des denrées alimentaires d'origine animale pour la description, la commercialisation ou la promotion de denrées à base de protéines végétales». Les choses étaient bien claires... Las, le texte a été suspendu par le Conseil d'Etat, qui a souhaité connaître préalablement l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne, la fameuse CJUE à la juridiction de laquelle les Britanniques ont voulu échapper en optant pour le Brexit...