Rencontre avec ceux qui porteront nos enjeux

Les élections approchent à grands pas et le jeu de chaises musicales de la composition des listes semble être (enfin) arrivé à son terme. L’occasion pour votre Pleinchamp de rencontrer les hommes et femmes politiques qui nous ont représentés au cours de cette législature pour revenir avec eux sur certains sujets qui ont animé le secteur agricole au cours de ces dernières années… et qui constitueront surtout les grands enjeux des politiques qui seront menés au lendemain des élections !

Olivia Leruth

Pour cette première édition, votre Pleinchamp a rencontré Benoit Lutgen, ancien ministre régional de l’Agriculture, ancien président de parti et désormais député au Parlement Européen. Il nous parle d’un sujet qui lui tient particulièrement à cœur : celui des accords de libre-échange et des fameuses clauses miroirs pour lesquelles il milite depuis plusieurs années.

Photo : © European Union 2023

 

Pleinchamp : Depuis plusieurs mois, peut-être à l’approche des élections, on constate qu’il y a un message sur lequel tous les partis semblent subitement s’accorder : n’importons pas une agriculture que l’on ne souhaite pas chez nous. Doit-on en conclure que vous vous êtes tous mis d'accord ? 

Benoit Lutgen : Le premier élément de réponse, c’est qu’il faut quand même regarder les votes des uns et des autres, je crois que c’est important. En ce qui me concerne, tous les accords de libre échange qui sont passés, je les ai contestés pour deux raisons. La première,  c’est qu’à chaque fois, c’est l’agriculture qui est la variable d’ajustement. Le libre-échange tel qu’on le connaît aujourd’hui ne sert pas à valoriser l’agriculture, il l’utilise pour « placer » d’autres marchandises et faire vivre le reste de notre économie. La deuxième raison, c’est qu’en ce qui concerne les objectifs climatiques, les traités de libre échange passés ces dernières années l’ont été sans qu’il y ait même une analyse d’impact au niveau du climat. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui, notamment depuis l’accord passé avec la Nouvelle Zélande. Il était écrit noir sur blanc que cet accord allait avoir un impact négatif pour le climat. Il a pourtant été voté.

 

PC : Pourtant, force est de constater que de nouveaux accords commerciaux continuent à voir le jour malgré la crise que traverse actuellement le monde agricole. Comment se fait-il que, malgré cette volonté affichée par chacun de mettre en place des clauses miroirs, aucun chemin ne semble se mettre en place ?

BL : Les clauses miroirs ne sont pas un élément nouveau. Quand j’étais Ministre de l’Agriculture, je les avais déjà défendues devant les conseils européens de l’environnement et de l’agriculture. On me prenait alors pour un fou parce que les logiciels, la vision n’étaient pas du tout ceux-là. On peut cependant voir comme un premier signal le vote du Parlement Européen en juillet dernier en faveur de l’instauration de clauses miroirs dans les amendements au projet de loi pour la restauration de la nature (Ndlr : l’amendement en question a ensuite été supprimé de la proposition lors du trilogue). C’était un amendement que j’avais moi-même proposé en séance. C’était un signal à mon sens important, et pourtant il est passé relativement inaperçu.

 

PC : Comment se fait-il que cette volonté de clauses-miroirs, alors qu’elle a été validée par le Parlement Européen, se retrouve ensuite retirée lors du trilogue ? Qu’est ce qui se joue en réalité là-derrière ?

BL : Je pense qu’au sein de la Commission Européenne, tout comme chez certains fonctionnaires européens chargés de négocier les termes des traités de libre-échange, on est toujours à travailler avec un ancien logiciel. Et ce logiciel n’inclut ni les aspects de clauses miroir, ni même les objectifs climatiques européens. On fonctionne grosso modo comme on l’a toujours fait : on vend une partie de nos services et de nos voitures et en échange, on laisse rentrer de l’agriculture. Pour l’accord avec le Chili, c’est à nouveau un peu ça, si ce n’est qu’en plus il y a le lithium, dont on nous dit qu’il est nécessaire pour nos batteries, et donc que l’on est bien obligés d’accepter. Moi je ne suis pas d’accord avec cette vision-là, et je pense que c’est là que ça bloque le plus. Ce n’est même pas une question de volonté d’expression politique, c’est plutôt la difficulté de traduire cette volonté dans la décision.

 

PC : Pourtant, ce n’est pas faute d’essayer…

BL : Dans le cadre du trilogue sur la directive émissions industrielles (IED), j’ai eu une discussion à ce sujet avec la Commission européenne.

Benoit Lutgen n'hésite pas à aller à l'écoute du terrain

Lorsque j’ai demandé à ce que des clauses miroirs soient aussi inscrites, on m’a répondu « c’est très compliqué à mettre en œuvre », ce qui est vrai. Mais je leur ai quand même répondu - et ça a fait rire tout le monde dans la salle - que quand la Commission européenne veut absolument mettre en œuvre quelque chose, elle fait parfois preuve d’une créativité sans limite pour arriver à ses fins. Il faudrait donc pouvoir mettre leur créativité leur connaissances et leurs compétences, qui sont très élevées, je n’ai aucun doute là-dessus, pour protéger les européens, pour protéger les agriculteurs et pour redonner du sens à ce qui est fait. Parce qu’au-delà de l’impact économique, il y a un impact assez dévastateur sur le plan symbolique et psychologique d’avoir des importations comme celles-là. Et c’est terrible parce que ça veut dire que l’Union européenne est incapable de protéger ses propres producteurs, consommateurs et donc ses propres citoyens. C’est un aveu terrible d’impuissance. Personne ne peut accepter ça.

 

PC : Votre position à vous, si je la comprends bien, serait de limiter les échanges internationaux à tout ce qui n’est pas alimentaire ? Est-ce que c’est faisable ?

BL : Exactement. Je suis de l’école Chirac, même si je suis belge, je l’ai beaucoup suivi à l’époque. Ce concept, c’est l’exception agricole. Notre agriculture, nos produits agricoles ont une valeur culturelle forte. Ce ne sont pas des produits comme les autres, ils ont une valeur humaine, en termes de santé, en termes d’identité de territoire qui est exceptionnelle. Et donc, on doit les sortir des marchés publics. La règle devrait être celle-ci : ce que l’on ne peut pas produire sur notre territoire, soit en quantité soit en variété suffisante, alors oui, on peut l’importer. Et c’est d’ailleurs ce que nous faisons aussi, nous exportons vers des pays qui sont en incapacité de produire en variété et/ou en quantité suffisantes pour nourrir leur population. Nous avons donc un rôle très important à jouer en la matière. Maintenant, est ce que ça a du sens de balancer du bœuf aux canadiens et qu’eux-mêmes nous en envoient ? Je ne suis pas sur. Fromage encore un peu différents, mais le reste n’a pas de sens.

 

PC : Si l’on souhaite situer votre vision de l’agriculture au niveau européen, est ce que vous vous positionneriez du côté de ceux qui militent pour une certaine décroissance ou plutôt de ceux qui vantent plutôt le côté productiviste ?

BL : La décroissance, sûrement pas, c’est même le contraire. Mais je n’aime pas le terme « productiviste ». Notre agriculture européenne est d’une grande diversité et, comparée au reste du monde, elle est plutôt durable. Ça ne veut pas dire qu’elle ne doit pas encore s’améliorer, mais elle doit aussi garder une priorité importante, celle de nourrir la population européenne ET une partie de la population mondiale. Il ne faut pas oublier de rappeler que pour les pays qui pourront s’alimenter avec nos produits agricoles, c’est tant mieux pour leur santé, tant mieux pour l’environnement, car il sera moins dégradé chez nous qu’ailleurs.

 

PC : Et la théorie selon laquelle si l’on produit moins, les prix des matières premières agricoles vont forcément augmenter ?

BL : Si on veut affamer le monde, il n’y a pas de doute que ça va faire monter les prix. Mais il faut maintenir un équilibre entre notre production et les besoins des pays qui ont besoin de l’Europe pour se nourrir. Ce sont souvent des gens de gauche qui viennent donner des leçons sur la décroissance, mais ils seront les premiers à venir dire « regardez il y a des gens qui meurent de faim, on doit les aider ». On sera juste un tout petit peu responsable. Et je suis bien évidemment en faveur du développement des techniques agricoles dans ces pays, pour les amener un jour à pouvoir subvenir à leurs propres besoins. Mais ce n’est pas encore le cas aujourd’hui. La décroissance agricole, je n’y crois absolument pas, car nous sommes dans un marché ouvert, et les portes s’ouvriront demain de manière encore plus importante.

LEXIQUE

Clauses miroirs : dans le cadre d’un accord de libre-échange, clause qui vise à assurer que les mêmes règles en matière sanitaire, sociale ou environnementale soient appliquées de part et d’autre.

Trilogue : concertation entre représentants du Parlement européen, de la Commission Européenne et du Conseil européen, les trois organes de décision de l’Europe.