Défendre l'avenir de l'agriculture

A quelques heures de démarrer en tracteur vers la grande mobilisation de Bruxelles, le téléphone de Pierre Beguin ne cesse de crépiter. «Les consignes viennent d’être envoyées. Rendez-vous à 5h50 sur le parking de la SCAM à Ohey» indique ce syndicaliste de la première heure, bien décidé à défendre l’avenir d’une agriculture qui a perdu ses perspectives d’avenir.

Ronald Pirlot

Débutée en 1982 aux côtés de son frère aujourd’hui pensionné, la carrière professionnelle de Pierre Beguin s’achève petit à petit. Depuis le début, il a été de toutes les revendications. «J’ai toujours été un syndicaliste dans l’âme» explique cet agriculteur d’Ohey, membres FWA, dont le ton posé dissimule une vraie détermination. A la veille de «monter» sur Bruxelles, son téléphone crépite de coups de fil donnés par des confrères. «Les consignes viennent d’être envoyées. Rendez-vous à 5h50 sur le parking de la SCAM à Ohey. Pour toi, ce sera 6h15 à Corioule» indique-t-il, heureux de voir ses pairs se mobiliser en masse. Preuve, s’il en fallait encore une, du sentiment général de ras-le-bol qui prédomine dans les exploitations agricoles, quelles qu’elles soient.

«Nous sommes confrontés à une surcharge administrative phénoménale. C’est au minimum une heure par jour. Ça commence le matin avec un coup d’œil sur les marchés des céréales et ça se termine avec la logistique et les factures à régler. C’est simple, après la semaine de mobilisation que nous venons d’avoir, nous ne serons pas trop de deux, avec mon fils Simon, pour consacrer une journée pour tout remettre à flot».

La PAC n’a jamais été aussi complexe

La voix a beau être combattive, il en émane de la détresse et de l’exaspération. Ça fait au moins 5 ans que cette paperasserie plombe son quotidien et celui de son fils. Et la situation ne cesse d’aller de mal en pis, la nouvelle PAC entrée en vigueur en 2023 atteignant même des sommets de complexité encore jamais entrevus.

S’il gagnait sa vie en conséquence, Pierre pourrait encore trouver une source de compréhension dans cette évolution. Mais il y a ces coûts de production en hausse alors que le prix des céréales a diminué de moitié en un an (passant de 380 à 175€/T), ainsi que cette concurrence déloyale imposée par l’importation de produits non soumis aux mêmes normes. «Et ne parlons pas des dossiers érosion, Couverts végétaux permanents (CVP) ou des 4% de nos terres à laisser en zone non-productive. Ce qui constitue autant de vols permanents de foncier».

Agriculture nourricière… ou paysagère?

D’un naturel positif, Pierre s’offusque presque d’être contraint de tenir un discours empreint d’une telle noirceur… envers un métier qu’il affectionne tant. Mais la coupe est pleine.

Paysage

La solution? «Elle ne peut venir selon moi que de l’Europe, en interdisant l’importation de produits non régis par les mêmes normes que nous». Et d’expliquer avoir participé récemment à une visite d’une sucrerie en Allemagne où il fut question d’un projet de 350.000 ha de cultures irriguées de betterave en Egypte, le long du Nil! «Cela fait froid dans le dos. Ajoutez-y les céréales d’Ukraine, l’expansion agricole de l’Asie et la menace d’un retour de Trump au pouvoir… »

Au risque de peut-être choquer certains, Pierre en vient parfois à se demander si l’Europe ne ferait pas mieux de stopper ses aides aux agriculteurs et de les laisser cultiver comme bon leur semble leurs terres. «On nous impose des normes environnementales comme s’il fallait nous faire rentrer dans le droit chemin. En 40 ans de pratiques agricoles menées avec bon sens, je ne me considère pas comme un pollueur. Mais s’ils continuent comme ça, ils vont nous faire passer d’une agriculture nourricière à une agriculture uniquement paysagère. Est-ce ça qu’ils veulent?»

«Je veux croire que je fais encore le même métier»

Lorsqu’on lui demande s’il considère qu’il fait toujours le même métier aujourd’hui qu’il y a 40 ans, Pierre prend un air grave, s’arrête quelques secondes : «Avec beaucoup de conviction, je veux le croire. La grosse différence selon moi, c’est que quand j’ai repris, le contexte économique, plutôt favorable, nous ouvrait des perspectives d’avenir. Je ne devrais pas le dire devant lui, mais j’ai l’impression que Simon n’a aujourd’hui plus que des incertitudes devant lui. C’est pour lui, mais aussi pour tous ces jeunes qui veulent se lancer dans notre beau métier, que j’irai demain à Bruxelles». Un combat de plus, au nom de la solidarité paysanne.

Père et fils se sont rejoints à Bruxelles

En tant que membre de la FJA, Simon est parti d’Ohey à 2h30 du matin. Pierre quant à lui, membre de la FWA, est parti à 5h50. Tous deux se sont rejoints à Bruxelles. Pas trop difficile de s’organiser au vu des tâches de la ferme. «Nous avons l’avantage de ne plus avoir de bétail.

Manifestation du 1er février 2024 à Bruxelles

Au niveau des cultures, la période est plutôt calme. C’est donc plus confortable pour nous de s’absenter une journée» répond Pierre. Simon ajoute : «Et lors des précédents rassemblements, c’est papa qui s’est occupé des tâches, comme par exemple refaire le tas de betteraves en vue de leur chargement».

Pour Simon, qui est appelée à devenir la 4e génération sur la ferme, il faut également arrêter d’opposer agriculture et environnement. «C’est notre outil de travail alors il va de soi que nous voulons en prendre soin. Mais je plaide personnellement pour une transition modérée. Par exemple, plutôt que de vouloir que le glyphosate soit interdit du jour au lendemain alors qu’il n’existe pas d’alternatives, je plaide pour qu’on nous octroie une aide financière pour nous équiper de matériel de précision. Ce qui nous permettrait une pulvérisation directement sur la plante. Car cette transition qu’on nous impose, elle a un coût!».

Confiance en une issue positive

A l’issue de la journée de manifestation à Bruxelles, Pierre se voulait positif. «Je suis tout d’abord content que cela se soit bien passé, sans grabuge hormis la statue déboulonnée. Certes, nous n’avons rien obtenu de concret et l’on peut regretter l’absence de discours de la part de politiques, mais il faut laisser le temps aux négociations en cours d’aboutir sur du concret. Je garde confiance à une issue plus ou moins positive».

«Du baume au cœur d’être compris et soutenus!»

S’il y a un premier enseignement à tirer de cette vague de mobilisation, c’est qu’elle aura permis au grand public de prendre conscience, à travers les nombreux reportages diffusés dans tous les médias pour expliquer le contexte, de la situation intolérable à laquelle était soumis le monde agricole. Après des mois d’agri-bashing ciblé, les agriculteurs ont découvert avec bonheur que la majorité silencieuse les soutenait. «Ça nous met du baume au cœur» commente Pierre, avec un brin d’émotion. «Nous avons vraiment l’impression que notre combat en vaut la peine et qu’il nous faut continuer de nous battre». Simon acquiesce: «beaucoup, même parmi mes connaissances, reprochaient aux agriculteurs de se plaindre tout le temps alors que nous roulons avec de gros tracteurs. Depuis quelques jours, ils me disent qu’ils comprennent enfin nos revendications. Ça fait du bien et ça nous donne de l’espoir pour trouver une solution. Peut-être est-ce un faux espoir, mais il existe!».