La presse du dernier week-end a relaté une manifestation d’agriculteurs mobilisés contre la société de grande distribution Colruyt et en particulier sa politique d’achat de terres agricoles. Selon l’enseigne, l’objectif poursuivi est d’assurer, avec la collaboration d’agriculteurs indépendants, une partie de l’approvisionnement de son réseau de distribution en produits locaux et biologiques. L’organisation de cette manifestation appelle plusieurs réflexions, tant sur la forme que sur le fond.

José Renard

 

Quand vous lirez ces lignes, l’édition 2022 de l’Assemblée générale de la Fédération Wallonne de l’Agriculture aura enfin pu se tenir en réunion physique. Quel plaisir de vous retrouver aussi nombreux dans les vieux murs de Gembloux. Merci aussi à nos membres pour leur compréhension à l’égard de cette date inhabituelle; date différée pour tenir compte d’abord de la situation sanitaire et des restrictions de rassemblement qui y étaient liées et ensuite simplement de la disponibilité de notre lieu habituel, l’Espace Senghor. Nous reviendrons plus en détail sur notre Assemblée générale dans la prochaine édition de Pleinchamp. Retenons déjà qu’elle a pleinement répondu aux attentes concernant l’analyse des conséquences de la guerre en Ukraine pour notre agriculture et notre souveraineté alimentaire. Mais surtout le fil conducteur en a été la solidarité avec les agriculteurs ukrainiens qui, le jour, participent aux combats pour la défense de leur terre natale contre l’armée de l’envahisseur et, la nuit, cultivent leurs champs tout simplement pour continuer à nourrir leurs familles et leurs compatriotes. Cette forme de lutte paysanne mérite tout notre respect et tout notre soutien.

 

L’annonce de la manifestation du 15 avril ciblant la politique d’achat de terres du groupe Colruyt n’a pas manqué de susciter notre étonnement et pas uniquement parce que les organisateurs n’ont pas jugé utile d’associer la principale organisation agricole wallonne à leur démarche. Mais surtout parce que dès le 25 septembre 2020 et l’annonce par Colruyt de sa démarche d’achat de terres agricoles et de la gestion envisagée de ces terres, la Fédération wallonne de l’Agriculture a réagi avec grande fermeté. Nous l’avons fait savoir à Colruyt et diffusé via un communiqué de presse. Fidèles à notre méthode de travail, nous avons ensuite exposé nos griefs directement aux responsables de la chaîne. Nous leur avons répété à plusieurs reprises que si nous étions favorables au renforcement de collaborations possibles pour soutenir la production locale, nous n’étions pas du tout satisfaits de certaines autres initiatives prises par la chaîne.

La FWA avait ainsi relevé en premier lieu l’aspect peu cohérent de cette stratégie d’achat de terres annoncée par Colruyt en regard de la politique affichée par le groupe jusqu’ici de renforcer sa collaboration avec les agriculteurs pour proposer à la clientèle une offre locale de plus en plus étendue.

Colruyt annonce et l’a encore rappelé ce vendredi que l’enseigne a pris de nombreuses initiatives de collaborations directes, avec de petites ou grandes exploitations agricoles, des groupements ou des coopératives dans plusieurs secteurs de la production. Ces initiatives, nous pouvons les partager. La grande distribution et les supermarchés restent le lieu où le consommateur wallon se procure la majorité de son approvisionnement alimentaire et constituent donc un canal d’écoulement incontournable de la production agricole.

 

Par contre, nous ne pouvons pas accepter que l'achat de terres agricoles, à travers le véhicule Agripartners NV, la société créée par Colruyt pour assurer la gestion des terres achetées, soit un exemple de modèle de collaboration comme le prétend l’enseigne. Nous ne pensons pas du tout qu’investir dans des terres agricoles soit une étape logique pour une entreprise de distribution afin de mieux collaborer avec les agriculteurs, ni que ce modèle génère véritablement une situation gagnant-gagnant.

 

Colruyt annonce vouloir collaborer avec des agriculteurs indépendants sur des initiatives « qui contribuent à la durabilisation et à l'innovation des terres agricoles et des cultures » sans que les agriculteurs « doivent réaliser eux-mêmes de lourds investissements d’accès à la terre ». A nos yeux, il s’agit surtout de développer des productions qui permettent de répondre aux besoins de ses magasins.  La FWA estime que le modèle suggéré par la chaîne de distribution via Agripartners est en opposition avec le modèle d’agriculture familiale auquel nous sommes profondément attachés. En effet, il semble que ce serait les besoins d’approvisionnement de la chaîne qui détermineraient les cultures pratiquées.

Pour la FWA, l’agriculture familiale est un modèle d’agriculture où l’agriculteur et sa famille sont indépendants économiquement, prennent les décisions, contrôlent la gestion et fournissent l’essentiel du travail et du capital. On est loin du compte avec le projet proposé par Colruyt !

En effet, le groupe se réserve ainsi le droit d’imposer à l’agriculteur exploitant les terres ses choix tant de la nature de la production que du mode de production. Cette pratique s’apparente à un modèle d’intégration verticale par le distributeur. Et contrairement à d’autres situations d’intégration connues dans certains secteurs de la production, dans le cas présent, le producteur ne gère aucun moyen de production.

Ce n’est pas le mode de « collaboration » que la FWA souhaite entre un distributeur et un producteur. Dans de nombreux cas, la rédaction d’un cahier des charges par le distributeur, auxquels des agriculteurs font le choix d’adhérer, est un mode de collaboration plus sain qui conserve à l’agriculteur sa liberté d’entrepreneur et son outil de travail. Il y a, en Belgique, suffisamment d’agriculteurs motivés, respectueux des normes légales et soucieux de conclure des partenariats équilibrés pour ne pas en arriver à ce modèle agricole qui bat en brèche le principe d’indépendance et d’autonomie de décision dont doit pouvoir bénéficier tout travailleur indépendant, et dans ce cas précis tout agriculteur.

 

Un point positif depuis le début de cette discussion est l’entrée en vigueur fin décembre 2021 de la loi sur les pratiques commerciales déloyales qui encadre les relations entre les différents acteurs de la chaîne alimentaire et assure que ces relations se déroulent dans un contexte qui protège mieux les divers acteurs de la filière et plus particulièrement les plus faibles.

Par ailleurs, le bail à ferme, qui régit les relations entre un propriétaire de terre agricole et l’agriculteur qui les loue, consacre d’ailleurs pleinement cette liberté de culture, qui reste entièrement aux mains de l’exploitant. La FWA rappelle son attachement à ce principe essentiel de la liberté de culture qu’elle a fermement défendu lors des discussions sur la réforme du bail à ferme sous la précédente législature wallonne. Le décret du 02 mai 2019, qui consacre la réforme du bail à ferme en Wallonie, maintient cette liberté de culture et il doit être respecté.

La FWA rappelle enfin qu’il est capital que dans cette politique de développement, Colruyt mesure les conséquences pour les agriculteurs d’un éventuel rachat de terres occupées et de reprise pour exploitation personnelle par Agripartners, la société filiale de Colruyt. Pour la FWA, il ne peut en aucun cas être question ! Cette position vaut également pour les terres appartenant à une collectivité publique et occupées selon un bail à ferme. Les baux en cours doivent être respectés. Nous l’avions aussi rappelé à l’époque à un ministre bruxellois qui voulait se lancer dans l’achat de terres pour approvisionner sa région. Ce ne sont pas des décisions de l’autorité visant à établir certains modes de production ou types de culture qui favoriseront la relocalisation de notre alimentation, mais bien la rémunération correcte des producteurs qui s’engagent dans ces démarches de transition.