Le passé nous livre toujours les clés de lecture du présent. Avec ses indéniables qualités de pédagogue, le professeur Jean-Philippe Platteau a dressé un historique aussi clair que nécessaire sur les tenants du conflit qui se déroule actuellement en Ukraine. 
Bien évidemment, les premiers soubresauts sont à rechercher avec l’effondrement du bloc soviétique suite à la chute du Mur de Berlin, en 1989. Gorbatchev et Eltsine se tournent alors vers l’Europe et les USA à travers plusieurs accords de partenariat et coopération. En 1991 est créé le Conseil de partenariat Euro-Atlantique au sein duquel fait partie la Russie. «Les différentes parties se parlent». 
En 1996 toutefois, un ambassadeur américain émet une note de mise en garde par rapport à toutes velléités d’élargissement de l’OTAN vers l’Est. «Cet élargissement peut devenir la plus fatale erreur de la politique américaine depuis la guerre. Cette décision de l’Occident va porter un préjudice au développement de la démocratie russe. Les Russes n’auront d’autres choix que d’interpréter l’expansion de l’OTAN comme une action militaire. Ils iront chercher ailleurs des garanties pour leur sécurité et leur avenir». 

Arrimer la Russie à l’Europe

En 2000, Poutine arrive au pouvoir. Le successeur d’Eltsine est un pur produit des services secrets russes, le FSB (ex-KGB), dont il a gravi tous les échelons hiérarchiques. «Dès son entrée en fonction, il propose à son homologue américain Clinton l’idée d’une adhésion de la Russie à l’OTAN. En 2001, Poutine est acclamé au Bundestag (Parlement allemand) après avoir émis son souhait d’arrimer la Russie à l’Europe», indique Jean-Philippe Platteau. Dans la foulée se créé un conseil Russie-OTAN qui confirme l’inclinaison de Poutine pour le choix de ses prédécesseurs dans le sens d’une collaboration avec le monde occidental représenté par l’Europe et l’OTAN. 

La volte-face de Munich en 2007

Le basculement intervient en 2007, lors d’une conférence sur la sécurité organisée à Munich. Poutine y fait un discours fracassant. «Tout ce qui se produit actuellement est la conséquence des tentatives d’implantation d’une conception du monde unipolaire dans les affaires internationales. On veut nous infliger de nouvelles lignes de démarcation et de nouveaux murs», assène Poutine, devant une assistance médusée par cette attaque en règle contre l’hégémonisme américain. Que s’est-il passé pour en arriver à cette volte-face? «En 2004, l’OTAN s’est élargie à la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie et les Pays Baltes. Parallèlement surviennent la révolution des roses en Géorgie, la révolution orange en Ukraine, avant celle des jeans en Biélorussie en 2005», évoque Jean-Philippe Platteau. 

Un vent de démocratisation que Poutine ne peut voir souffler aux portes de sa Russie. Dès lors, il fait sienne une note que le FSB lui a transmise en 2005 et qu’il avait à l’époque ignorée: «Il ne faut non plus s’arrimer à l’Europe, mais à la Chine. Et reconstruire une nouvelle Russie centrée sur une communauté de noyaux avec la Biélorussie et l’Ukraine». 

Etouffer les aspirations démocratiques voisines

Pour le professeur émérite, les idées formulées à l’époque par les services secrets sont bien au centre des desseins actuels du maître du Kremlin. «Il n’a jamais pensé reformer l’ancienne Union soviétique comme certains le disent, mais bien cette nouvelle Russie avec la Biélorussie et l’Ukraine basée sur l’ethnie, la religion et la langue. Cette façon de penser explique ses déclarations avant la guerre selon lesquelles l’Ukraine n’est ni une nation, ni un état!». 
Car l’ennemi, selon Jean-Philippe Platteau, n’est non pas l’OTAN ou l’Europe directement, mais le danger d’un effet de contamination des révolutions qui traduisent les aspirations démocratiques des classes jeunes dans les pays voisins de la Russie. Les révoltes à Minsk et Kiev pouvant donner des idées aux Russes, il faut les tuer dans l’œuf. «Comme ces aspirations démocratiques sont centrées sur l’OTAN et l’Europe, celles-ci deviennent des ennemis». 

Contexte économique favorable aux Russes

Reste une dernière question: comment un pays dont la taille de l’économie n’est, selon Jean-Philippe Platteau, pas plus importante que celle du Bénélux, parvient-il à dérégler les marchés mondiaux? «Tout cela est dû au fait qu’il concentre un certain nombre de ressources naturelles, notamment le gaz naturel, le pétrole et le charbon ainsi que, sur le plan alimentaire, les céréales et les ingrédients clés des engrais». A quoi s’ajoute un contexte de reprise économique post-Covid. «Une reprise beaucoup plus importante que prévue qui va créer d’énormes tensions sur les marchés des métaux, de l’énergie et de l’alimentation. Les stocks sont vides, les prix ont augmenté avant que ne survienne la guerre qui, bien évidemment, n’a fait qu’amplifier le phénomène». A quoi s’ajoutent les incidences logistiques avec des raffineries calibrées pour traiter, par exemple, le pétrole de l’Oural présentant un haut contenu en sulfures, mais qui devraient subir des aménagements pour traiter le gaz de schiste américain. Ce qui prendrait entre 6 mois et un an! «A court terme, nous sommes complètement coincés». 

Pénurie des financements, problèmes logistiques sur les produits, flambée du coût des intrants… «Tout cela nourrit une inflation qui risque d’être particulièrement catastrophique pour les pays pauvres», conclut, en guise d’avertissement, Jean-Philippe Platteau, au terme d’une présentation très appréciée.